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Et il se leva de sa pierre conique, se prit à siffler un air bizarre qui attira un chien aux longs poils blancs, droits et pointus comme des arêtes, et de cette espèce particulière dite de berger, le plus intelligent des chiens, mais aussi le plus mélancolique ; et il alla rassembler ses chèvres éparses dans la cour.

Jeanne, trop fière pour ajouter un mot à ceux qu’elle avait déjà prononcés, passa et prit la Prairie aux Ajoncs, moins inquiète de la déclaration de guerre du berger que frappée de ses dernières paroles. Qu’entendait-il, en effet, par ces vêpres dont il lui disait de se souvenir ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre une cérémonie religieuse et un de ces pâtres qui n’avaient peut-être pas reçu le baptême, païens ambulants qu’on ne voyait jamais aux églises et qu’on avait plus d’une fois rencontrés menant paître leurs brebis sur l’herbe sacrée des cimetières, au grand scandale des gens religieux ? Ces vêpres, il est vrai, étaient déjà marquées pour elle d’un point de rappel singulier : la vue de ce prêtre inconnu qui lui avait mis au cœur des sensations si peu familières à sa nature tranquille et forte ! Le mot du berger, coïncidant avec la rencontre de ce martyr des Bleus, comme lui avait conté Nônon, des Bleus, contre lesquels se serait battu Loup de Feuardent s’il avait vécu lors des guerres de l’Ouest, ce mot, venant après l’impression qu’elle avait reçue pendant les vêpres, la redoublait et la faisait fermenter en elle. C’est quelquefois une si faible chose que le mystère d’organisation de la tête humaine, qu’une circonstance (la plus misérable des circonstances, une coïncidence, un hasard) la