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elle s’était trouvée devant lui, et elle se crut obligée de répéter plus haut la question qu’elle lui avait faite, pensant qu’il ne l’avait pas entendue.

« Es-tu sourd, pâtureau ? — lui dit-elle, impatientée comme une femme qui a l’habitude d’être obéie et pour qui toute parole aux inférieurs était commandement.

— Sourd pour vous, vère ! — dit enfin le berger, toujours immobile ; — sourd comme un mouron, sourd comme un caillou, sourd comme votre mari et vous avez été sourds pour moi, maîtresse Le Hardouey ! Pourquoi m’demandez-vous quéque chose ? Ne m’avez-vous pas tout refusé l’aut’e jour ? Je n’ai rien à vous dire, pas plus que vous n’avez eu rien à me donner. T’nez, — ajouta-t-il en prenant un long fétu à la paille de ses sabots et le brisant, — la paille est rompue ! Craiyez-vous que les deux bouts que v’là et que je jette, le vent qui souffle puisse les réunir et les renouer ? »

Il y avait un tremblement de colère dans la voix gutturale de ce pâtre, qui accomplissait, sans le savoir, à des siècles de distance, le vieux rite de guerre des anciens Normands.

« Allons, allons ! pas de rancune, berger ! — répondit Jeanne en voyant qu’elle était seule avec cet homme irrité, qui tenait à la main un bâton de houx, coupé fraîchement dans les haies. — Dis-moi ce que je te demande, et quand tu passeras par le Clos et que mon mari sera absent je te mettrai du pain blanc et un bon morceau de lard dans ton bissac.

— Gardez votre pain et votre lard pour vos chiens !