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été proférées, et cela pouvait donner à Jeanne, isolée dans des chemins écartés, l’idée que l’homme chassé par son mari et qu’elle y rencontrait par hasard était fort capable de lui faire un mauvais parti ; mais, si cette idée lui vint à la tête, elle n’en montra rien, et elle fut la première, selon la coutume des campagnes quand on se rencontre, à adresser la parole au berger.

Il était assis sur une de ces grosses pierres comme on en trouve à côté de toutes les portes en Normandie. Il était enveloppé dans sa limousine aux grandes raies rousses et blanches, espèce de manteau qui ressemble à un cotillon de femme qu’on s’agraferait autour du cou. Son immobilité était telle que ses yeux mêmes ne remuaient pas et qu’on l’aurait volontiers pris pour une momie druidique, déterrée de quelque caverne gauloise.

Il était nécessaire que Jeanne, pour gagner dans la direction où elle marchait, passât devant lui, et il dut la voir venir à plus de vingt pas de distance ; mais ses comme les yeux de certains poissons, avoir été faits pour traverser des milieux plus que l’élément qui nous entoure, ne témoignaient leur expression qu’ils l’eussent seulement aperçue.

« Dis donc, le pâtre ! — lui cria-t-elle, — y a-t-il longtemps que les gens qui sortaient des vêpres sont passés, et crois-tu qu’en traversant la Prairie aux Ajoncs qui coupe le chemin d’ici au Clos je pourrais encore les rattraper ? »

Mais il ne répondit pas. Il ne fit pas un geste. Ses yeux restèrent dans la direction qu’ils avaient quand