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portait au doigt son alliance de mariage, comme le premier anneau de cette chaîne, formée de devoirs, que, parmi nous autres chrétiens, on appelle la résignation.

Elle avait été belle comme le jour à dix-huit ans : moins belle cependant que sa mère ; mais cette beauté, qui passe plus vite dans les femmes de la campagne que dans les femmes du monde, parce qu’elles ne font rien pour la retenir, elle ne l’avait plus.

Je veux parler de cette chair lumineuse de roses fondues et devenues fruit sur des joues virginales, de cette perle de fraîcheur des filles normandes près de laquelle la plus pure nacre des huîtres de leurs rochers semble manquer de transparence et d’humidité. À cette époque, les soins de la vie active, les soucis de la vie domptée, avaient dû éteindre au visage de Jeanne cette nuance des larmes de l’Aurore sous une teinte plus humaine, plus digne de la terre dont nous sommes sortis et où bientôt nous devons rentrer : la teinte mélancolique de l’orange, pâle et meurtrie. Grands et réguliers, les traits de Maîtresse Le Hardouey avaient conservé la noblesse qu’elle avait perdue, elle, par son mariage. Seulement ils étaient un peu hâlés par le grand air, et parsemés de ces grains d’orge savoureux et âpres, qui vont bien, du reste, au visage d’une paysanne. La centenaire comtesse Jacqueline de Montsurvent, qui l’avait connue, et dont le nom reviendra plus d’une fois dans ces Chroniques de l’Ouest, m’a raconté que c’était surtout aux yeux de Jeanne-Madelaine qu’on reconnaissait la Feuardent. Partout ailleurs, on pouvait confondre la femme de