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Telle avait été la mère de Jeanne, cette célèbre Louisine-à-la-hache, à qui Jeanne ressemblait, disaient ceux qui l’avaient connue. Louisine était morte bien peu de temps après la naissance de sa fille. Le pied d’un cheval furieux brisa ce cœur qui battait dans une poitrine digne d’allaiter des héros, et broya ce beau sein dont jamais nulle passion mauvaise n’avait altéré le lait pur. Louisine avait transmis à sa fille la force d’âme qui respirait en elle comme un souffle de divinité ; mais, pour le malheur de Jeanne-Madelaine, il s’y mêlait le sang des Feuardent, d’une race vieillie, ardente autrefois comme son nom, et ce sang devait produire en elle quelque inextinguible incendie, pour peu qu’il fût agité par cette vieille sorcière de Destinée qui remue si souvent nos passions dans nos veines endormies, avec un tison enflammé ! Hélas ! quand Jeanne avait épousé Thomas Le Hardouey, elle avait senti un soulèvement de ce sang qui arrosait dans son cœur les rêves que toute jeune fille y porte, et qui rendait les siens plus brûlants et plus impérieux.

Mais elle mit par-dessus cet orage la volonté courageuse qu’elle tenait de sa mère, et l’idée que ce sang, après tout, confondu avec celui d’une fille du peuple, n’avait pas tant le droit de gronder ! Plus tard, la vie active, cette laborieuse et saine existence des cultivateurs, qu’elle avait épousée avec son mari, le ménage, l’intérêt domestique, l’éloignement de la classe à laquelle elle appartenait par son père, pesèrent et agirent sur elle avec tant d’empire qu’elle ne semblait plus que ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une femme qui avait pris son parti avec le sort et qui