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épouvantable consommation de gants blancs et à réfléchir sur la vie, les deux seules ressources qui nous soient restées, à nous autres jeunes gens qui n’avons pas vu Napoléon ; et la Haïdée était, ma foi, d’une beauté aussi grande que Haïdée elle-même, mais ni si jeune, ni si naïve, ni si divinement ignorante, ni si prédisposée à l’amour. La prédisposition de Mme de Gesvres était celle de toutes les femmes très spirituelles des sociétés avancées, l’ennui d’être et l’horrible peur de vieillir pour rien.

Grâce donc à ce misérable ennui et à cette terreur prévoyante, grâce aussi peut-être à l’immense convoitise qui saisit toute femme quand il s’agit de souffler l’amant et d’escamoter le bonheur d’une autre, Mme de Gesvres résolut de remplacer Mme d’Anglure et de faire sauter, à force de manèges, toutes ces hautes convenances dans lesquelles se dressait M. de Maulévrier. « Il est parfait de manières », se disait-elle ; mais elle voulait voir ces manières oubliées un jour dans l’égarement de la passion. Jamais elle ne sentirait mieux sa puissance que quand cet homme si mesuré, et d’une si froide élégance qu’elle ressemblait presque à du dédain, se permettrait toutes les audaces à ses pieds et n’y craindrait plus toutes les bassesses. Pour l’y amener, elle dépensait chaque soir un esprit de démon et des façons syrénéennes. C’était une bataille désespérée qu’elle livrait ;