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qui l’avait cherchée avec tant d’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitié arrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimère antique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plus grande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Ce n’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alors on aurait su à quoi s’en tenir ; on eût arrangé ses sentiments en conséquence. Eh bien ! c’eût été un ami si ce n’eût pas été une maîtresse ; mais, ami, maîtresse, rien des relations ordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’était impossible non plus.

On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet ; les plus habiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommes avaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaient voulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de Lenclos.

Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus à l’amitié ; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline et capricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs de maîtresse qui étaient, hélas ! son unique façon de se livrer, et, si l’on s’arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout à coup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeter dans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le courage qu’il aurait fallu pour se