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l’amour. Ne t’en afflige pas ; ta pitié me serait trop cruelle. Puisque mon amour te suffit, me punirais-tu, en n’étant pas parfaitement heureuse, de ce que je ne puis être, Camille, aussi heureux que toi ? »

Certainement, Allan était vrai en écrivant ainsi à mademoiselle de Scudemor. Mais l’idée de la prédestination au malheur, cette idée qui peut prendre les hommes sans folie, — tant le malheur est certain ! tant il est inévitable ! — était-elle tout le secret de ses tristesses ? Non, sans doute. Seulement il dissipait un soupçon ou le prévenait, en insistant sur cette défiance, un des côtés de son caractère. À tout prendre, il agissait ainsi encore plus en vue de madame de Scudemor que de lui-même, car il se regardait comme violenté par une fatalité implacable, — l’amour de Camille, — mais, du moins, il espérait que ces deux femmes qui devaient lui briser le cœur, chacune à sa manière, ne se briseraient pas l’une contre l’autre, après le lui avoir écrasé.

Quand on est le jouet d’une fatalité qu’on adore et qu’elle pousse au but redoutable par la route que l’on eût choisie, on oublie aisément que l’on est victime. C’est moins parti-pris que stupidité de la passion, et l’homme, distingué de la bête par la prévoyance de l’avenir, paît les fleurs de la vie comme le taureau engraissé pour le sacrifice. Allan était aimé. Ce bonheur de l’amour avait de si délectables ivresses qu’il aurait souhaité qu’elles ne se fussent jamais dissipées. Mais l’intelligence venait-elle, de temps en temps, se faire jour à travers, il avait horreur de ses ivresses et s’y rejetait, tête baissée, avec désespoir. Prévoyait-il le moment où il les invoquerait encore, mais alors en vain ?