Page:Barbey d’Aurevilly - Ce qui ne meurt pas, 1884, 2e éd.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

néreux… Mais cette générosité ne dura pas plus que cette idée du suicide qui suppose la force du lâche, la force de fuir, la force d’échapper ! J’en étais arrivée à la torpeur de la faiblesse. Par faiblesse, j’agis comme les plus mâles courages. L’abattement me tint lieu de résistance, et je me supportai vivre parce que, dans l’écroulement universel des facultés de mon âme, il m’était aussi indifférent de vivre que de mourir.

— Oh ! malheureuse ! malheureuse ! — disait Allan épouvanté. — Et vous, ne vous êtes-vous jamais sentie un seul instant moins infortunée ? Jamais, à quelque moment vers le soir, en présence de cette belle et calme nature, la main sur l’épaule de votre fille, vous n’avez relevé les yeux du sentier pour regarder le ciel dont la sérénité fortifie ? Jamais, en voyant l’horizon purifié des nuages de la soirée, vous ne vous êtes répété, comme un vieux refrain d’espérance : allons, il fera beau demain !

— Non, Allan, non ! — répondait Yseult, — le malheur et l’amour m’ont voilé la nature. Le droit d’asile dans ce vaste temple n’existait plus pour moi. On s’habite soi-même avant d’habiter la nature. Ce moi fatal vient toujours vous arracher aux contemplations les plus douces, et la mort seule éteint cette personnalité acharnée et la fond au sein de toutes choses. Mais, avant la mort, la Nature est impuissante et les poètes n’ont souffert qu’à moitié. Oh ! Allan, quand on a vu le visage humain — la plus grande merveille de ce monde et aussi la plus adorée — s’altérer par degrés jusque dans votre souffle qui voudrait l’éterniser, le tendre regard qui exprimait l’amour s’hébéter tout à coup d’indifférence, la Nature, désormais, est muette, et comme Œdipe, dans le poète grec, on peut s’arracher les