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ses yeux étaient restés secs. Tressignies, ému d’une tout autre émotion que celles-là par lesquelles jusqu’ici elle l’avait fait passer, lui prit la main, à cette femme qu’il avait le droit de mépriser, et il la lui baisa avec un respect mêlé de pitié. Tant de malheur et d’énergie la lui grandissaient : « Quelle femme ! — pensait-il. Si, au lieu d’être la duchesse de Sierra-Leone elle avait été la marquise de Vasconcellos, elle eût, avec la pureté et l’ardeur de son amour pour Esteban, offert à l’admiration humaine quelque chose de comparable et d’égal à la grande marquise de Pescaire. Seulement, — ajouta-t-il en lui-même, — elle n’aurait pas montré, et personne n’aurait jamais su, quels gouffres de profondeur et de volonté étaient en elle. » Malgré le scepticisme de son époque et l’habitude de se regarder faire et de se moquer de ce qu’il faisait, Robert de Tressignies ne se sentit point ridicule d’embrasser la main de cette femme perdue ; mais il ne savait plus que lui dire. Sa situation vis-à-vis d’elle était embarrassée. En jetant son histoire entre elle et lui, elle avait coupé, comme avec une hache, ces liens d’une minute qu’ils venaient de nouer. Il y avait en lui un inexprimable mélange d’admiration, d’horreur et de mépris ; mais il se serait trouvé de très mauvais goût de faire du sentiment ou de la morale avec