Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/420

Cette page a été validée par deux contributeurs.

hardi. L’Histoire a des Tacite et des Suétone ; le Roman n’en a pas, — du moins en restant dans l’ordre élevé et moral du talent et de la littérature. Il est vrai que la langue latine brave l’honnêteté, en païenne qu’elle est, tandis que notre langue, à nous, a été baptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé une impérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant, si on osait oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers, pourraient exister, car le Roman est spécialement l’histoire des mœurs, mise en récit et en drame, comme l’est souvent l’Histoire elle-même. Et nulle autre différence que celle-ci : c’est que l’un (le Roman) met ses mœurs sous le couvert de personnages d’invention, et que l’autre (l’Histoire) donne les noms et les adresses. Seulement, le Roman creuse bien plus avant que l’Histoire. Il a un idéal, et l’Histoire n’en a pas : elle est bridée par la réalité. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps la scène. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibère dans Tacite. Mais, si Tibère, dans Tacite, était détaillé comme Lovelace dans Richardson, croyez-vous que l’Histoire y perdrait et que Tacite ne serait pas plus terrible ?… Certes, je n’ai pas peur d’écrire que Tacite, comme peintre, n’est pas au niveau de Tibère comme modèle, et que, malgré tout son génie, il en est resté écrasé.