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le vaisseau de Cleveland. Tout jeune, il avait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les filles du vieux Troil. Il les avait retenues, et plus d’une fois il les a dansées devant moi sur la feuille en chêne des parquets de cette petite ville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la poésie sauvage et bizarre de ces danses hyperboréennes. À quinze ans, on lui avait acheté une lieutenance dans un régiment anglais qui allait aux Indes, et pendant douze ans il s’y était battu contre les Marattes. Voilà ce qu’on apprit bientôt de lui et de Hartford, et aussi qu’il était gentilhomme, parent des fameux Douglas d’Écosse au cœur sanglant. Mais ce fut tout. Pour le reste, on l’ignorait, et on devait l’ignorer toujours. Ses aventures aux Indes, dans ce pays grandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manières de respirer auxquelles l’air de l’Occident ne suffit plus, il ne les raconta jamais. Elles étaient tracées en caractères mystérieux sur le couvercle de ce front d’or bruni, qui ne s’ouvrait pas plus que ces boîtes à poison asiatique, gardées, pour le jour de la défaite et des désastres, dans l’écrin des sultans indiens. Elles se révélaient par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu’il savait éteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quand on ne veut pas être vu, et par l’autre éclair de ce