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sauraient exprimer toutes les idées et peindre tous les objets, il fallait tordre, amputer, tortil- ler, démancher la phrase pour y trouver un mot qui pût se souder à Tune des éternelles rimes dont rinévitable retour eût endormi le vif-argent lui-même. Et comment aurait-on eu des rimes à choisir? Les neuf dixièmes des mots français étaient en quarantaine ou exilés, sous prétexte de « noblesse du style ». Comment furent-ils dé- livrés? Je laisse la parole à celui qui, après avoir si bien fait cette révolution, Ta si bien racontée :

Je suis le démagogue horrible et débordé, Et le dévastateur du vieil A B C D ; Causons. Quand je sortis du collège, du thème, Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême Et grave, au front penchant, aux membres appauvris; Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome, Peuple et noblesse, était l’image du royaume ; La poésie était la monarchie; un mot Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud; Les syllabes, pas plus que Paris et que Londre *, Ne se mêlaient; ainsi marchaient sans se confondre Piétons et cavaliers traversant le Pont-Neuf; La langue était l’État avant quatre-vingt-neuf ; Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes; Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes, . Londre sans S, au lieu de Londres, voilà une licence poé- tique. J’ai dit qu’il n’en faut jamais, et voilà que mon maître s’en est permis une. — Eh bien ! il a eu tort !