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chez elle, elle se hait, son cœur se brise en sanglots. Oh ! se cacher, se fuir, trouver la nuit noire, une nuit où l’on ne puisse plus voir la honte et la solitude ! « Allons ! cette fois, j’y vais, je vais reporter à maman les quatre sous de lait. » Non, pas encore. Renoncera-t-elle, sans avoir entendu une minute, oh ! une seule minute, une voix pareille à la sienne, une voix qui lui dise : « Je t’aime, » sans balbutier et sans mentir ?

Dérision ! qui le lui dirait ? À présent, les hommes qui peuplent son salon sont des hommes-chevaux, qui parlent la langue des chevaux et déjeunent dans l’écurie. Habillés à la dernière mode, mais stupides. Pleins de faux-cols. Une fois, un poëte égaré là, bon et farouche, et timide, fier comme sa pauvreté, et si doux ! a jeté sur elle un long regard ; elle aussi l’a regardé et ils se sont reconnus frères. Oh ! partir ensemble, fuir tout cela, vivre dans l’art, dans la liberté, dans l’amour ! Non, laissez toute espérance. Tous les deux, ils sont trop purs pour faire du faux amour dans ce monde de carton, et ce monde de carton leur tient les pattes par mille ficelles ! C’en est fait ; un regard échangé, et les voilà séparés. Pour toujours peut-être. Quand se retrouveront-ils ? Et la laitière, l’implacable laitière s’impatiente.

Qu’elle s’impatiente ! Une seconde fois Lucile a trouvé une âme sœur de la sienne, des yeux comme les siens, étonnés et avides, une femme, une sœur, une amie, et celle-là ne s’enfuira pas ; c’est une femme comme elle, une victime comme elle, comme elle une martyre vouée à la foule, et au champagne, et aux soupers, et à la solitude ! Elles se sont rencontrées et elles se sont reconnues. « Eh bien, puisque l’amour est un mensonge, essayons de l’amitié, vivons toutes deux. Sans nous quitter, la main dans la main, jalouses, sauvages, fidèles, avec une