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sur un guéridon, le vin du Rhin, versé dans les verres couleur d’émeraude, attire les rayons d’une lampe discrète. A ses pieds, un enfant, beau comme l’Amour, la supplie tout en larmes, et elle lui abandonne ses mains moites et tremblantes.

Mais tout à coup minuit sonne ; elle se lève comme poussée par un ressort ; elle s’écrie avec consternation : « Il faut que je parte. »

Après mille prières, après avoir épuisé tous les moyens de la retenir, le jeune homme lui dit enfin : — « Mais qui vous rappelle chez vous, est-ce votre mère ? »

— « Ah ! répond la jeune fille, si ce n’était qu’une mère ! » et elle ajoute avec la sombre douleur des damnés : « C’est Thérèse ! »

Comme si ce nom devait répondre à tout, et, en effet, il répond à tout.

Il faut voir Thérèse rentrer en possession des maisons d’où l’avait exilée le Bonheur. Avec quelle arrogance elle tend des cordes aux murs du salon pour y faire sécher son linge, et comme elle sait dire en tragédienne : « Passez-vous donc de moi ! » Regardez-la, menaçante, demi-ivre, avec ses petits yeux, sa bouche fendue à coups de sabre et ses épais cheveux gris ! Vient-elle de la nuit du Walpurgis, ou travaillait-elle, en attendant Macbeth, au fameux pot-au-feu des sorcières ?

Jamais de comptes avec Thérèse. Elle fournit toujours, elle donne toujours, et elle met tout cela sur son livre. Quand on sera heureuse, quand on l’aura chassée avec toutes les plus folles ivresses de la joie, on lui payera la dette tous les mois par à-compte. Thérèse sait avec quel bonheur on la chassera, elle le dit tous les jours, elle s’en vante et elle s’en venge. Ah ! quoi qu’en dise un poëte, le seul livre, ce n’est pas l’Iliade, c’est le livre de Thérèse !