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C’est ainsi que la pauvre petite fille atteignit l’âge de six ans, n’ayant jamais été embrassée et n’ayant jamais entendu un mot qui ne fût une injure. Alors ses parents songèrent à l’utiliser en lui faisant jouer des rôles d’enfant dans les mélodrames-féeries, et il fut décidé que Capitaine lui apprendrait à lire. Jusque-là, elle n’avait été que rudoyée ; de ce jour elle commença à être battue. Mais de ce jour-là aussi s’ouvrit pour elle tout un monde de consolations, car son père avait choisi pour lui enseigner la lecture un exemplaire des Contes des Fées de madame d’Aulnoy, imprimé sur papier gris, et qu’il avait acheté quatre sous sur le boulevard, à l’étalage d’un bouquiniste. Si elle tremblait comme la feuille en entendant son père l’appeler des noms les plus abominables, si elle devinait, à lui voir froncer les sourcils, qu’il allait encore lui briser ses pauvres petits doigts avec la tringle d’acier qu’il ne quittait pas pendant tout le temps que durait la leçon, si elle toussait à rendre l’âme, étouffée par les bouffées de fumée que le clown lui envoyait en plein visage, du moins elle put vivre en idée loin de la hideuse réalité qui la tuait.

Pour elle qui n’avait rien vu, qui ne savait rien, le monde enchanté de madame d’Aulnoy, avec ses féeries, ses princesses captives, ses palais magiques, ses combats, ses épreuves, ses triomphes, ses costumes splendides, fut le monde réel. En apprenant par ces poëmes si bien faits à l’image de la vie, qu’ici-bas toute félicité devait être achetée par des travaux et des souffrances, elle s’imagina qu’elle aussi respirerait un jour l’air pur, débarrassée de ses haillons et de l’enfer qui l’entourait, et elle sentait son front rafraîchi par le souffle de quelque bonne fée. Dans ses extases, elle traversa les airs sur des chariots célestes ; accoudée sur une conque de