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LXXVIII. — LA BOUTIQUE BLEUE

Attiré sans doute inconsciemment par la couleur du ciel, le célèbre mathématicien et astronome Jacques Nisolle est entré, pour se faire raser, chez un barbier de la rue de Vaugirard, dont la boutique est peinte en bleu. Tandis qu’on l’asseoit comme un criminel, qu’on l’emprisonne dans la serviette, et qu’après l’avoir masquée d’une écume savonneuse, on commence à racler sa vieille peau fauve, le savant poursuit ses problèmes transcendants et continue ses profonds calculs, poussant les X de ses algèbres jusqu’à l’azur des empyrées et jusque dans les cavernes d’or où dorment les Dieux.

Mais à un certain moment, il lui semble que quelque chose comme un grand oiseau voltige autour de lui, et le glace avec le vent de ses ailes. Il lève sa grande tête et regarde. Ce n’est pas un oiseau, c’est le barbier en personne qui voltige, absolument envolé, fouettant l’air de sa chevelure. Il s’élance, il bondit, saute comme un clown, toujours armé de son rasoir ouvert, et toutes ces voltiges, il les exécute autour de la tête du savant. Le vieux Nisolle comprend que s’il bouge, s’il fait un geste, son nez et ses lèvres, menacés par le terrible rasoir, vont être fauchés comme des coquelicots dans les blés jaunes. Sans sortir de son immobilité, il lève doucement