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LES EXILÉS

Je roulais ma misère et mon affreux souci.
Moi, le fougueux athlète à la lutte endurci,
Je sentais mon courage, archer vainqueur de l’ombre,
Fuir étonné devant l’horreur de la nuit sombre,
Comme aussi ma vertu, ce cavalier géant,
Frissonner sur le gouffre immense du néant.
Pâle, éperdu, pensif, pris dans un noir délire,
Je n’osais même plus toucher la grande lyre.
Pendant plus de trois ans privé de ma raison,
Et revoyant toujours le verre de poison
Dans sa petite main tremblante, avec délice
Je pleurai cette enfant qui fut mon Eurydice,
Et, comme un naufragé qui sous le gouffre vert
Évanoui, rigide et par les eaux couvert,
Ne sentant même plus le froid qui le dévore
Ni le ruissellement glacé, gémit encore
Parmi l’obscurité murmurante des flots,
Même dans mon sommeil je poussais des sanglots.
Mais, une nuit, au sein des sinistres féeries,
Tandis que je dormais sous le fouet des Furies,
Et que dans le cruel silence mes tourments
S’exhalaient par des pleurs et des gémissements,
Je la revis, c’était bien elle ! dans un rêve.
Oh ! si belle toujours ! Sa chevelure d’Ève,
Comme une vapeur d’or, voltigeait à l’entour
De son front ; son visage étincelait d’amour,
Et mes regards, fermés pour les choses profanes,
Voyaient le sang courir dans ses bras diaphanes !