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le sang de la coupe

C’est moi qui, pour complaire à la terre charmée,
Ai conquis tout un monde avec un fruit vermeil ;
Des femmes au sein nu composaient mon armée,
Et j’ai porté la vigne au pays du soleil.

Ô foule ! né chétif dans le troupeau des hommes,
Pour brouter la verdure et ramasser des glands,
Moi, qui ne vous semblais pas plus que nous ne sommes,
J’ai détaché les Dieux de leurs gibets sanglants !

Dans une eau de cristal j’ai lavé leurs blessures.
Ils marchent maintenant libres sous le ciel bleu,
Portant la pourpre et l’or sur leurs belles chaussures,
Et le front couronné par les rayons du feu !

Tel le poëte parle au passant toujours ivre,
Lorsque de son supplice on hâte les apprêts.
Il lui dit : Vois ce sein ouvert qui t’a fait vivre !
Mais le passant lui crie encore : Après ? — Après !

Écoute cependant, spectateur à l’œil vide !
Toi pour qui c’est trop peu, dans ton dédain jaloux,
De toucher sur ses pieds et sur son flanc livide
Le trou qu’a fait la lance et les traces des clous !

Lorsque le pélican ouvre sa chair vivante
Pour nourrir ses petits, et qu’ils mordent son flanc,
Avec une douceur dont l’homme s’épouvante
Il regarde leurs becs tout rouges de son sang.