Page:Banville - Œuvres, Le Sang de la coupe, 1890.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
le sang de la coupe

Ô Français, devant vous, sur ce même théâtre
Où les penseurs, à qui j’enseigne ma fierté,
Chantent en vers divins leur poëme, idolâtre
De l’honneur, du devoir et de la liberté ;

Sur cette même scène où, tendre et familière,
Et me tendant ses mains en m’appelant sa sœur,
La grande Comédie, amante de Molière,
A démasqué le vice et fait voir sa noirceur ;

Sur ce champ de bataille où notre voix profonde,
Ressuscitant les morts dans la nuit du tombeau,
Évoque, pour servir d’enseignement au monde,
L’Histoire secouant son glaive et son flambeau ;

Dans ce souverain temple ouvert à la pensée,
Nos devanciers cherchaient encor leur talisman,
Et, dans leur fiction froidement insensée,
Égaraient au hasard des héros de roman.

Jeux bouffons sans gaieté, drames sans épouvante,
Leur fantaisie en vain s’agitait : pas un cri
Sorti d’une poitrine émue et bien vivante !
Et celle qui nous jette un sourire attendri,

La Vérité, vers qui notre désir s’élance,
Levant ses yeux d’azur vers le ciel étoilé,
Honteuse, et s’accusant de garder le silence,
Sanglotait tristement sur son miroir voilé.