Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/330

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regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez vous ! le plus beau naturel, les meilleures âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes filles, le les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. A quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la paierai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser ! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh ! eh ! l’amidon, il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, et quand même elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites, elles sont à moi ! dit-il en se dressant sur son séant en montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.

— Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon