Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/328

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bêtise qui l’humiliait : son regard m’a ouvert toutes les veines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mes filles. Ô mon Dieu, puisque tu connais les misères, les souffrances que j’ai endurées ; puisque tu as compté les coups de poignard que j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui ? J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh bien ! les pères sont si bêtes, je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures ; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu ! Mais elles m’ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh ! elles n’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, mon Dieu ! Les médecins ! les médecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles ! Anastasie, Delphine ! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force ! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature,