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goisses mortelles. Il n’est plus aujourd’hui qu’une seule crainte, un seul malheur pour moi, c’est de perdre l’amour qui m’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentiment tout m’est indifférent, je n’aime plus rien au monde. Vous êtes tout pour moi. Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pour mieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille. Pourquoi ? Je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’a donné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Le monde entier peut me blâmer, que m’importe si vous, qui n’avez pas le droit de m’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible ? Me croyez-vous une fille dénaturée ? Oh, non, il est impossible de ne pas aimer un père aussi bon que l’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vît enfin les suites naturelles de nos déplorables mariages ? Pourquoi les a-t-il permis ? N’était-ce pas à lui de réfléchir pour nous ? Aujourd’hui, je le sais, il souffre autant que nous ; mais que pouvions-nous y faire ? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien. Notre résignation lui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes ne lui causeraient de mal. Il est des situations dans la vie où tout est amertume.

Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïve d’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugène était frappé de l’esprit profond et judicieux que la femme déploie pour juger