Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Comme tous les malheureux, il avait signé de bonne foi le pacte délicieux qui doit lier le bienfaiteur à l’obligé, et dont le premier article consacre entre les grands cœurs une complète égalité. La bienfaisance, qui réunit deux êtres en un seul, est une passion céleste aussi incomprise, aussi rare que l’est le véritable amour. L’un et l’autre est la prodigalité des belles âmes. Rastignac voulait arriver au bal de la duchesse de Carigliano, il dévora cette bourrasque.

— Madame, dit-il d’une voix émue, s’il ne s’agissait pas d’une chose importante, je ne serais pas venu vous importuner ; soyez assez gracieuse pour me permettre de vous voir plus tard, j’attendrai.

— Eh bien ! venez dîner avec moi, dit-elle un peu confuse de la dureté qu’elle avait mise dans ses paroles ; car cette femme était vraiment aussi bonne que grande.

Quoique touché de ce retour soudain, Eugène se dit en s’en allant :

— Rampe, supporte tout. Que doivent être les autres, si, dans un moment, la meilleure des femmes efface les promesses de son amitié, te laisse là comme un vieux soulier ? Chacun pour soi, donc ? Il est vrai que sa maison n’est pas une boutique, et que j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de canon.

Les amères réflexions de l’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisir qu’il se promettait en dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindres événements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où, suivant les observations du terrible sphinx