Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce frère bien-aimé, au fond du clos. Sa conscience se dressa lumineuse, et les lui montra comptant en secret leur petit trésor : il les vit, déployant le génie malicieux des jeunes filles pour lui envoyer incognito cet argent, essayant une première tromperie pour être sublimes.

— Le cœur d’une sœur est un diamant de pureté, un abîme de tendresse ! se dit-il.

Il avait honte d’avoir écrit. Combien seraient puissants leurs vœux, combien pur serait l’élan de leurs âmes vers le ciel ! Avec quelle volupté ne se sacrifieraient-elles pas ! De quelle douleur serait atteinte sa mère, si elle ne pouvait envoyer toute la somme ! Ces beaux sentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servir d’échelon pour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques larmes, derniers grains d’encens jetés sur l’autel sacré de la famille, lui sortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine de désespoir. Le père Goriot, le voyant ainsi par sa porte qui était restée entrebâillée, entra et lui dit :

— Qu’avez-vous, monsieur ?

— Ah ! mon bon voisin, je suis encore fils et frère comme vous êtes père. Vous avez raison de trembler pour la comtesse Anastasie, elle est à un M. Maxime de Trailles qui la perdra.

Le père Goriot se retira en balbutiant quelques paroles dont Eugène ne saisit pas le sens. Le lendemain, Rastignac alla jeter ses lettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais il les lança dans la boîte en disant : « je réussirai ! » Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve. Quelques jours après, Eugène alla chez madame de