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Une femme heureuse par le cœur a un air ouvert, une figure riante ; jamais vous ne verrez une femme de province réellement gaie ou ayant l’air délibéré. Presque toujours le masque est contracté. Elle pense à des choses qu’elle n’ose pas dire ; elle vit dans une sorte de contrainte, elle s’ennuie, elle a l’habitude de s’ennuyer, mais elle ne l’avouera jamais. J’en appelle à tous les observateurs sérieux de la nature sociale, une femme de province a des rides dix ans avant le temps fixé par les ordonnances du code féminin.

Les femmes de province ont des blessures à l’esprit et au cœur, blessures si bien couvertes par d’ingénieux appareils que les savants seuls savent les reconnaître, et si sensibles qu’il est difficile à un Parisien d’être une demi-journée avec une femme de province sans l’avoir touchée à l’une de ses plaies et lui avoir fait grand mal. Il a imité ces amis imprudents qui prennent leur ami par le bras gauche sans voir les bandelettes dont l’humérus est enveloppé et qui le grossissent.

L’amour-propre impose silence à la douleur. L’ami ventousé par Hippocrate présente dès lors sa droite et refuse sa gauche à cette aveugle amitié. La femme de province, si elle rencontre un étourdi, ne sait bientôt plus quel côté présenter.

La femme de province est dans un état constant de flagrante infériorité. Aucune créature ne veut s’avouer un pareil fait, tout en en souffrant. Cette pensée rongeuse opprime la femme de province.

Il en est une autre plus corrosive encore : elle est mariée à un homme excessivement ordinaire, vulgaire et commun.

Son mari n’est pas seulement ordinaire, vulgaire et commun, il est ennuyeux, et vous devez connaître ce fameux exploit signifié à je ne sais quel prince, requête de M. de Lauraguais, par lequel on lui faisait commandement de ne plus revenir chez Sophie Arnould, attendu qu’il l’ennuyait, et que les effets de l’ennui chez une femme allaient jusqu’à lui changer le caractère, la figure, lui faire perdre sa beauté, etc. À l’exploit était jointe une consultation signée de plusieurs médecins célèbres qui justifiaient les dires de la signification.

La vie de province est l’ennui organisé, l’ennui déguisé sous mille formes ; enfin l’ennui est le fond de la langue.

J’y ai vu de belles jeunes filles, richement dotées, mariées par leur famille à quelque sot jeune homme du voisinage, enlaidies, après trois ans de mariage, au point de n’être plus, non reconnaissables, mais reconnues.

Les hommes de génie éclos en province, les hommes supérieurs, sont dus à des hasards de l’amour.

Toute femme est plus ou moins portée à chercher des compensations à ses mille douleurs légales dans mille félicités illégales.

Ce livre d’or de l’amour est fermé pour la femme de province, ou du moins elle le lit toute seule, elle vit dans une lanterne, elle n’a point de secret à elle, sa maison est ouverte et les murs sont de verre.

Si, dans la province, chacun connaît le dîner de son voisin, on sait encore mieux le menu de sa vie, et qui vient, et qui ne vient pas, et qui passe sous les fenêtres avant de passer par la fenêtre. La passion n’y connaît point le mystère.