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jamais abandonné. C’était une méditation sans substance et sans but, espèce de voyage fait dans un labyrinthe ténébreux où l’esprit ne pouvait rien apercevoir, où l’imagination marchait en aveugle qui n’a plus de bâton. Alors, l’âme est comme un orgue dont le musicien jouerait à vide parce que le souffleur s’est endormi ; les cordes touchées ne résonnent point[1].

Au milieu de ce néant, j’étais physiquement récréé par le lointain murmure de Paris, et par le frissonnement des bûches humides qui criaient dans mon foyer solitaire. Mes yeux, machinalement arrêtés sur le marbre de ma cheminée, y voyaient des paysages, des figures de vieilles femmes emmanchées sur des cous de chameau, des chèvres fantastiques, configurations bizarres qui ne me parlent et ne se montrent qu’en ces moments où le cœur est en deuil. Quand je suis heureux je ne les retrouve plus. Le bonheur est une chimère jalouse, elle tue toutes les autres[2]. Alors, j’aurais donné volontiers au diable dix heures à prendre sur mon éternité bien heureuse pour pouvoir lire quelque livre gai, le Poëme du bonheur, par feu Marchangy, ou quelques mauvais articles faits par un camarade ; lorsque, soudain, sur la ligne droite, tracée par la tranche du paquet, j’aperçois le titre courant d’un livre, jadis jeté dans les gémonies littéraires, livre battu, pulvérisé par le pilon, réduit en bouillie, devenu carton, et qui peut-être a servi au bonheur de quelque joueur sous forme d’as de pique, ou à celui de quelque lady sous figure de boîte à pains à cacheter. Je lus avidement ces mots imprimés en petites capitales : olympia, ou les vengeances romaines !…

— Ah ! sac à papier[3]! m’écriai-je, le marbre de ma cheminée, la musique du feu, les paysages rouges de mon brasier, tout ce qu’il y a de plus vague au monde, même le souvenir de la sublime tête de jeune fille que j’ai admirée hier aux Bouffons, cette tête fantastique ornée de cheveux abondants, magnifique diadème d’un front dédaigneux, ces yeux gris où deux cent vingt-trois romans étaient en germe ; tout le fantastique, allemand, français, etc., pâlit devant Olympia, ou les Vengeances romaines.

Malheureusement, cet incident n’est pas nouveau. Sterne a trouvé l’histoire du petit notaire sur le papier dans lequel sa fruitière lui avait envoyé du beurre. Avant-hier, un de mes amis a rencontré le conte le plus bouffon sur une vieille feuille d’un vieux livre latin dans laquelle un quincaillier lui avait envoyé des clous. Certes, amis et ennemis, si je parle de cette maculature me jetteront au nez la biographie du chat Murr entremêlée des feuilles où l’incompréhensible Hoffmann a parlé de lui sous le nom de Kreisler…

Mais comment se souvenir des tours de bissac en usage parmi les mendiants

  1. Tout ce fatras est la traduction du mot anglais spleen. (Note de l’auteur.)
  2. Ceci est la paraphrase du mot populaire : Je suis tout bête ; et toi ? (Ibid.)
  3. Juron de mon maître d’écriture ! Depuis que je me suis avancé dans la vie, j’ai retrouvé ce juron dans la bouche de tous les maîtres d’écriture. Frappé de cette similitude, en ma qualité d’observateur, j’en ai cherché la raison. Elle est simple. Forcés par leur profession d’être toujours très-moraux en présence des enfants, ils ont puisé dans leurs attributions cette phrase qui leur permet d’exprimer leurs innocentes colères à propos des déliés et des pleins. (Note de l’auteur.)