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Voyez, madame, que d’esprit on donne au roi Louis XVIII dans ce livre. D’abord il appelle M. Félix : « mademoiselle Vandenesse » et « M. Caton », tant que M. Félix est innocent ; puis il l’appelle milord quand mademoiselle de Vandenesse est devenue le mari morganatique d’une lady anglaise. Et nous avions cru jusqu’à ce jour que Louis XVIII était un homme d’esprit !

Et il repartit pour Clochegourde. Ainsi, de compte fait, c’est la cinquième fois que M. Félix va à Clochegourde, d’abord en habit brun, quand il eut mangé le quartier de pomme que vous savez ; en second lieu en ambassadeur, quand il fut envoyé de Gand en Vendée ; après quoi, en élégant à boutons blancs-rouges, en veste verte et en souliers ; puis à cheval sur une hirondelle du désert ; puis enfin la cinquième et dernière fois, en chaise de poste, comme un vrai milord. On peut dire que tout ce roman se passe par monts et par val : c’est un va-et-vient continuel, dans lequel il n’y a rien de changé que les habits du héros.

Cette fois, madame de Mortsauf se meurt ; elle meurt d’amour et d’inanition, la pauvre femme ! « Cette affection est produite par l’inertie d’un organe dont le jeu est aussi nécessaire à la vie que celui du cœur. » Ainsi parle M. Origet.

Le premier homme qu’il rencontre à Clochegourde, c’est l’abbé Birotteau, l’abbé Birotteau, de Tours. Je ne sais pas si c’est le même homme si stupide qui s’est laissé chasser de sa maison et voler sa bibliothèque et son lit par un fripon de vicaire général ; mais, si c’est le même Birotteau, avouez avec moi que madame de Mortsauf a fait choix d’un singulier confesseur. Le bonhomme ne doit pas entendre grand’chose à ces subtilités de cœur qui auraient embarrassé sainte Thérèse elle-même. À l’arrivée de Félix, Henriette pare sa mort « sous les flots de dentelle dont elle était enveloppée ; sa figure amaigrie, qui avait la pâleur verdâtre des fleurs du magnolia quand elles s’entr’ouvrent, apparaissait, comme sur la toile jaune d’un portrait, les premiers contours d’une tête chérie dessinée à la craie. — Son front exprimait l’audace agressive du désir et des menaces réprimées. Malgré les tons de cire de sa face allongée, des feux intérieurs s’en échappaient par une ardeur vaguement semblable au fluide qui flambe au-dessus des champs par une chaude journée. Ses tempes creuses, ses joues rentrées, montraient les formes intérieures du visage, et le sourire que formaient ses lèvres blanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. »

Ainsi faite par la mort, madame de Mortsauf, cette femme jusque-là si chaste, se met à jouer une scène d’amour et de délire qui fait peur et dégoûte. Elle s’écrie : « À peine ai-je trente-cinq ans, je veux connaître le bonheur par lequel tant de femmes se perdent ! — Non pas sans toi, reprit-elle en effleurant mes oreilles de ses lèvres chaudes, pour y jeter ces deux paroles comme deux soupirs. »

Et M. Félix, épouvanté, et il a raison d’avoir peur, s’écrie : « En est-il ainsi de tous les mourants ? dépouillent-ils tous les déguisements sociaux, de même que l’enfant ne les a pas encore revêtus ? »

Cette scène déplorable ne finit pas. « J’ai soif, Félix, s’écrie la mourante, j’ai soif de toi. Ils me parlent de paradis ! non, l’enfer ! mais le bonheur ! » Et plus bas : « Mourir sans connaître l’amour ! l’amour, dont les extases enlèvent nos âmes jusque dans les cieux ; car le ciel ne descend pas vers nous : ce sont nos sens