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être, donne une vie sans opposition, dénuée de spontanéité, et qui, pour tout dire, vous machinise ! »

Ouf ! je ne sais pas si vous êtes comme moi ; mais, quand j’ai lu de pareilles phrases, il me semble que, moi aussi, je suis machinisé ; je n’y vois plus, ou, ce qui revient au même, il me semble que je vois trente-six chandelles mal allumées. Avez-vous jamais rencontré quelque part plus de mots creux et plus horriblement accouplés ? Et tout cela pour vous dire que, dans la maison de cette dame, M. Félix de Vandenesse avait trouvé les meubles les mieux faits, les tapis les plus doux, et le thé le plus excellent qu’il eût pris de sa vie ; en un mot, qu’il était tombé en même temps dans le confort anglais et dans les bras de cette Anglaise ! Il n’était pas besoin de tant se tortiller l’imagination pour nous vanter les délices de cette opulente maison. Vous vous souvenez d’ailleurs, madame, que déjà, dans sa première jeunesse, M. Félix de Vandenesse célébrait avec la plus vive émotion les célèbres rillettes et rillons de Tours, et, comme l’eau lui venait à la bouche quand il voyait ses camarades se pourlécher en vantant les rillons, ces résidus de porc sautés dans sa graisse, pendant que, lui, il n’avait dans son panier que des fromages d’Olivet ou des fruits secs. Vous vous rappelez encore, plus tard, quand le jeune homme fut au collége, quelles luttes furibondes M. Félix eut à soutenir contre les blandices de la buvette. Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique. Eh bien, les juges de M. Félix « ne lui ont pas tenu assez compte, à propos de ces blandices, des héroïques aspirations de son âme vers le stoïcisme, des rages contenues pendant sa longue résistance ». Soyons-lui plus favorables, madame, et en faveur des célèbres rillons et rillettes qu’il n’a pas mangés, et du café aristocratique qu’il a bu à crédit chez le concierge de sa pension, pardonnons-lui ses transports incroyables pour le thé savamment déplié et versé à l’heure dite, de sa lady Arabelle.

Je poursuis notre récit. M. Félix ne put pas résister bien longtemps à une femme qui bonifiait ainsi les moindres parcelles de la matérialité, qui brossait ainsi le mur des caves, et qui faisait de si bon thé. Que voulez-vous ! « l’homme est composé de matière et d’esprit ; l’animalité, ou, si vous aimez mieux, la matérialité vient aboutir en lui, et l’ange commence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre une destinée future, que nous pressentons, et les souvenirs de nos instincts antérieurs, dont nous ne sommes pas entièrement détachés (les célèbres rillons et rillettes !), un amour charnel (lady Arabelle), un amour divin (madame de Mortsauf). Tel homme les résout en un seul (et c’est ce qu’il a de mieux à faire) ; tel autre s’abstient ; celui-ci fouille le sexe entier pour y chercher la satisfaction de ses appétits antérieurs ; celui-là, l’idéalise en une seule femme, dans laquelle se résume l’univers ; les uns flottent, indécis, entre les voluptés de la matière et celles de l’esprit ; les autres spiritualisent la chair en lui demandant ce qu’elle ne saurait donner ! » Mais pardon, madame, il y a là trois à quatre pages de cet esprit, ou plutôt de ces obscénités mal digérées ; et je ne dois pas oublier que vous n’avez que vingt ans.

Ainsi, « lady Arabelle satisfaisait les instincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de la matière subtile (subtile ! cela lui plaît à dire) dont nous