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FIN D’UNE HISTOIRE QUI NE DEVAIT PAS FINIR
lettre à une femme qui n’a pas trente ans

Je vous croyais plus de raison, madame, et je ne m’attendais guère à vous voir, vous qui êtes si loin d’être une femme de trente ans, le véritable âge de la femme, comme chacun sait, vous écrier à nous étourdir : « La fin du Lys dans la vallée ! » J’ai beau vous dire : « Il y a arrêt ; arrêt solennel, qui a tranché pour nous cette fleur littéraire si lente à pousser ! » vous ne voulez rien entendre, et vous répétez de plus belle : « La fin du Lys dans la vallée ! » Mais au moins, obstinée que vous êtes ! puisqu’il en est ainsi, et puisque vous n’en voulez pas démordre, achetez la fin du Lys dans la vallée. Elle compose à peu près un petit volume assez mal imprimé, et qui ne vous coûtera que quinze francs ; mais vous êtes entêtée et volontaire comme un joli enfant de vingt ans, vous me répondez : « Me prenez-vous pour madame de Rothschild ? Quinze francs la fin du Lys dans la vallée ! Avec quinze francs j’aurai une belle ceinture, ou je ferai la fortune d’un pauvre homme ; quinze francs la fin du Lys dans la vallée, quand vous m’avez donné le commencement pour quinze sous ! Non, non ! pas de transaction possible. Vous m’avez promis le Lys dans la vallée, je veux le Lys dans la vallée, en entier, depuis l’oignon jusqu’à la feuille. Arrangez-vous comme il vous plaira ; que m’importent les juges et leurs arrêts ? quinze francs la fin du Lys dans la vallée  ! Mais la Revue y pense-t-elle, monsieur ! »

Hélas ! madame, ce n’est pas la Revue, c’est M. de Balzac qui n’y pense guère. Si la Revue n’avait pas tenu si fort à ses engagements, croyez-vous qu’elle eût jamais fait un procès pour obtenir la fin de cette œuvre qui lui était vendue, et qui ne lui a pas été livrée ? Cependant, vous le voulez à toute force, il faut vous satisfaire. Vous aurez bon gré, mal gré, la fin du Lys dans la vallée, non pas écrite par M. de Balzac, mais écrite par moi, indigne ; non pas par droit de quittance, mais par droit de critique ; non pas traînée par les mille détours d’une narration flottante, vagabonde, fiévreuse et melliflue, mais poussée à son but par l’inexorable analyse ; seulement, nous aurons soin de conserver assez de néologismes et de négligences dans la narration que nous allons vous faire, pour que vous reconnaissiez que M. de Balzac a passé par là.

S’il vous en souvient bien, nous avons laissé le Lys dans la vallée à l’instant même où notre héros Félix quittait Clochegourde pour Paris, emportant une lettre pleine de conseils, dans laquelle madame de Mortsauf (le Lys) lui recommandait, entre autres nouveautés, d’éviter le jeu et les jeunes femmes. « Cultivez les femmes influentes : les femmes influentes sont les vieilles femmes ; elles vous prôneront et vous rendront désirable. Fuyez les jeunes femmes. La femme de cinquante ans fera tout pour vous ; la femme de vingt ans rien ! Raillez les jeunes femmes. Les jeunes femmes sont égoïstes, petites, sans amitié vraie ; elles n’aiment qu’elles : elles vous sacrifieront à un succès. Elles vous dévoreront, sans scrupule, votre temps… » Je m’arrête, je ne vous en dis pas plus long, je craindrais trop votre désespoir de jeune femme.