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çaient les contours, et se perdaient dans les nuées de l’insaisissable, ou dans les puériles merveilles du pointillé. Complétement étranger à tout ce qui était coterie, convention, système, M. de Balzac introduisait dans l’art la vérité la plus naïve, la plus absolue. Observateur sagace et profond, il épiait incessamment la nature ; puis, lorsqu’il l’a eu surprise, il l’a examinée avec des précautions infinies, il l’a regardée vivre et se mouvoir ; il a suivi le travail des fluides et de la pensée ; il l’a décomposée, fibre à fibre, et n’a commencé à la reconstruire que lorsqu’il a eu deviné les plus imperceptibles mystères de sa vie organique et intellectuelle. En la recomposant par ce chaud galvanisme, par ces injections enchantées qui rendent la vie aux corps, il nous l’a montrée frémissant d’une animation nouvelle qui nous étonne et nous charme. Cette science n’excluait pas l’imagination. Aussi, loin qu’elle ait manqué à cette patiente élaboration, y a-t-elle déployé sa plus grande puissance : elle a su maîtriser ses écarts, s’asservir à ne donner aux organes de l’œuvre que la quantité de vie nécessaire : rien de moins, rien de plus. Ce travail doit être le plus difficultueux de tous, car d’ordinaire le principe vital est si mal réparti dans la foule des embryons littéraires de notre époque, que les uns ont tout dans la tête et les autres tout dans les jambes, rarement ont-ils un cœur ; tandis que, chez M. de Balzac, la vie procède surtout du cœur ; il triomphe là où les autres périssent. Aussi, dans celles de ses œuvres que nous venons d’analyser, nulle fantaisie, nulle exagération, nul mensonge ; ses portraits sont d’une scrupuleuse vérité ; si vous n’avez déjà vu les originaux, vous les rencontrerez infailliblement.

Qu’il marche donc, qu’il achève son œuvre, et ne retourne pas la tête aux cris envieux d’une critique dont la mesure, trop petite pour les beautés de l’ensemble, ne s’attache qu’à des imperfections de détail ! qu’il marche, il sait bien où il va. Ses premières conquêtes nous répondent de celles de l’avenir. Cet avenir ne se rapproche-t-il donc pas, et pour son œuvre et pour lui ? Déjà le public a compris l’importance des Études de mœurs et celle des Études philosophiques. Quand viendra la troisième partie de l’œuvre, les Études analytiques, la critique sera muette devant l’une des plus audacieuses constructions qu’un seul homme ait osé entreprendre. Les esprits attentifs auront facilement reconnu les liens qui rattachent les Études de mœurs aux Études philosophiques ; mais, s’il fallait, pour les gens superficiels, résumer par une seule réflexion le sens qui se dégage de tous ces effets sociaux, si complétement accusés et qui forment un terrain solide sur lequel l’auteur assied l’examen de leurs causes, nous dirions que, peindre les sentiments, les passions, les intérêts, les calculs en guerre constante avec les institutions, les lois et les mœurs, c’est montrer l’homme en lutte avec sa pensée, et préparer magnifiquement le système des Études philosophiques, où M. de Balzac démontre les ravages de l’intelligence, et fait voir en elle le principe le plus dissolvant de l’homme en société : belle thèse dont nous avons expliqué déjà les poésies, et dont les Études analytiques contiendront la conclusion.

27 avril 1835.