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tun, quelques allégements de description, diminuer un peu vers la fin l’or du père Grandet et les millions qu’il déplace et remue dans la liquidation des affaires de son frère : quand ce désastre de famille l’appauvrirait un peu, la vraisemblance générale ne ferait qu’y gagner. » Nous passons volontiers condamnation sur ces imperfections de détail qu’un œil un peu bienveillant n’eût point remarquées, surtout quand il s’agit d’un écrivain dont la plume ne s’est jamais trouvée paresseuse aux corrections utiles ; nous aimons mieux constater un fait que le public en masse a reconnu, le public qui d’ordinaire n’a de préventions ni hostiles ni favorables, et sait toujours à merveille où il place ses affections. Eugénie Grandet a imprimé le cachet à la révolution que M. de Balzac a portée dans le roman. Là s’est accomplie la conquête de la vérité absolue dans l’art ; là est le drame appliqué aux choses les plus simples de la vie privée. C’est une succession de petites causes qui produit des effets puissants, c’est la fusion terrible du trivial et du sublime, du pathétique et du grotesque ; enfin, c’est la vie telle qu’elle est, et le roman tel qu’il doit être. Les Célibataires, nous l’avons dit, sont une des œuvres les plus caractéristiques de l’auteur. Là ne se rencontre aucun des éléments indispensables aux romanciers ordinaires ; ni amour ni mariage ; peu ou point d’événements ; et cependant le drame y est animé, mouvant, fortement noué. Cette lutte sourde, tortueuse des petits intérêts de deux prêtres, intéresse tout autant que les conflits les plus pathétiques de passions ou d’empires. C’est là le grand secret de M. de Balzac : rien n’est petit sous sa plume, il élève, il dramatise les trivialités les plus humbles d’un sujet. Le critique dont nous avons déjà parlé faisait allusion sans doute à cette face de son talent en disant : « M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très-profond, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. Il a une multitude de remarques rapides sur les vieilles filles, les vieilles femmes étiolées et malades, les amantes sacrifiées et dévouées, les célibataires, les avares. On se demande où il a pu, avec son train d’imagination pétulante, discerner, amasser tout cela. » Nous-même, nous avions cherché longtemps auparavant à lui rendre cette justice en nous exprimant ainsi : « Souvent, M. de Balzac n’a encore décrit que l’intérieur d’une cuisine, d’une arrière-boutique, d’une chambre à coucher, que sais-je ? et déjà l’intérêt arrive, le drame palpite, l’action est entamée ; de l’arrangement de ces meubles, de la disposition de ces intérieurs et de leur minutieuse description, s’exhale une révélation lumineuse du caractère de ceux qui les habitent, de leurs passions, de leurs intérêts dominants, de toute leur vie en un mot. Les Allemands et les Anglais, déjà si excellents dans ce genre, ont été complètement surpassés par M. de Balzac, qui n’a, en France, ni maître ni égal. » Le Message, la Femme abandonnée et la Grenadière sont une divine trilogie des souffrances de la femme supérieure, et suffiraient à assurer la réputation d’un écrivain. Dans les trois chants fraternels de ce poëme exquis, la femme est élevée à une hauteur qui la place d’autant mieux à côté des héroïnes de Richardson et de Rousseau, que les traits principaux en sont empruntés à une nature perceptible pour tous. Ces trois individualités qui font un type unique, réalisent, non pas l’idéal de la vertu, M. de Balzac veut avant tout que ses créations tiennent à la