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trompé, son mépris ingrat et pourtant excusable, pour l’être simple et inintelligent qu’il a attaché à sa destinée, et qui lui alourdit cruellement l’existence ; ses sursauts de colère lorsque la naïve jeune femme, placée en face d’une fougueuse création de son mari, ne trouve pour répondre à son orgueilleuse interrogation que ces mots bourgeois : « C’est bien joli ! » les souffrances cachées et muettes de la douce victime, tout est saisissant et vrai. Ce drame se voit chaque jour dans notre société, si maladroitement organisée où l’éducation des femmes est si puérile, où le sentiment de l’art est une chose tout exceptionnelle. Dans la Vendetta, l’auteur poursuit son large enseignement, tout en continuant la jolie fresque des Scènes de la Vie privée. Rien de plus gracieux que la peinture de l’atelier de M. Servin ; mais aussi rien de plus terrible que la lutte de Ginevra et de son père. Cette étude est une des plus magnifiques et des plus poignantes. Quelle richesse dans ce contraste de deux volontés également puissantes, acharnées à rendre leur malheur complet ! Le père est comptable à Dieu de ce malheur. Ne l’a-t-il pas causé par la funeste éducation donnée à sa fille, dont il a trop développé la force ? La fille est coupable de désobéissance, quoique la loi soit pour elle. Ici, l’auteur a montré qu’un enfant avait tort de se marier en faisant les actes respectueux prescrits par le Code. Il est d’accord avec les mœurs contre un article de loi rarement appliqué. En vérité, quand on parcourt ces premières compositions de M. de Balzac, on se demande comment on peut le taxer d’immoralité. Des figures vicieuses se rencontrent sous ses pinceaux, il est vrai ; mais ne dirait-on pas que le Vice n’existe plus au xixe siècle ? La critique, sous peine d’être stupide, peut-elle oublier la première loi de la littérature, ignorer la nécessité des contrastes ? Si l’auteur est tenu de peindre le vice, et il le peint poétiquement pour le faire accepter, s’il le met au ton général de ses tableaux, doit-on en tirer les conséquences injustes que certaines feuilles répètent aujourd’hui à l’unisson ? Est-il loyal d’isoler quelques parties de l’ensemble, et de porter ensuite sur l’auteur un de ces jugements spécieux qui n’abuseront jamais les gens de bonne foi ? Certes, quand un écrivain veut configurer toute une époque, quand il s’intitule l’historien des mœurs du xixe siècle, et que le public lui confirme le titre qu’il a pris, il ne peut, quoi qu’en dise la pruderie, faire un choix entre le beau et le laid, le moral et le vicieux ; séparer l’ivraie du bon grain, les femmes amoureuses et tendres des femmes vertueuses et rigides. Il doit, sous peine d’inexactitude et de mensonge, dire tout ce qui est, montrer tout ce qu’il voit. Attendez, pour établir une balance, que l’œuvre soit achevée, et alors, quoi qu’il advienne, n’attribuez l’honneur du plus ou du moins qu’à ses modèles, à moins que ses portraits ne soient pas ressemblants, ce que personne, j’imagine, n’a trouvé jusque aujourd’hui. Si tout est vrai, ce n’est pas l’ouvrage qui peut être immoral. Quant au droit que s’arroge le peintre de gourmander son siècle, d’en accuser les vices, d’en sonder le cœur, il est écrit sur toutes les chaires où montent les prédicateurs. La Fleur-des-pois, que l’auteur doit publier incessamment, est encore une histoire vraie, jumelle d’Eugénie Grandet. Là, le cadre est la province. Mademoiselle Cormon, cette fille qui se marie à quarante ans avec un fat, ses malheurs, l’avenir de ses enfants, composent un drame aussi terrible par ce que l’auteur dit, que par ce qu’il tait. Ce sera le second chant d’un poëme commencé dans Eugénie Grandet, et