Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/66

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celles de madame de Rastignac et de sa fille dans le Père Goriot ; à celle de madame Firmiani ? Aussi nul mot n’avait-il encore reçu une extension plus vaste que celui de romans ou celui de nouvelles, sous lequel on a mêlé, rapetissé ses nombreuses compositions. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! À travers toutes les fondations qui se croisent ça et là dans un désordre apparent, les yeux intelligents sauront comme nous reconnaître cette grande histoire de l’homme et de la société que nous prépare M. de Balzac. Un grand pas a été fait dernièrement. En voyant reparaître dans le Père Goriot quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des plus hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages subsisteront peut-être encore, alors que la plus grande partie des modèles seront morts et oubliés.

Dans les trois séries dont se compose la publication actuelle, l’auteur n’a-t-il pas déjà bien accompli les conditions du vaste programme que nous venons d’expliquer ? Étudions un peu les parties de l’édifice qui sont debout ; pénétrons sous ces galeries ébauchées, sous ces voûtes demi-couvertes qui plus tard rendront des sons graves ; examinons ces ciselures qu’un patient burin a empreintes de jeunesse, ces figures pleines de vie et qui laissent deviner tant de choses sous leurs visages frêles en apparence.

Dans le Bal de Sceaux, nous voyons poindre le premier mécompte, la première erreur, le premier deuil secret de cet âge qui succède à l’adolescence. Paris, la cour et les complaisances de toute une famille ont gâté mademoiselle de Fontaine ; cette jeune fille commence à raisonner la vie, elle comprime les battements instinctifs de son cœur, lorsqu’elle ne croit plus trouver dans l’homme qu’elle aimait les avantages du mariage aristocratique qu’elle a rêvé. Cette lutte du cœur et de l’orgueil, qui se reproduit si fréquemment de nos jours, a fourni à M. de Balzac une de ses peintures les plus vraies. Cette scène offre une physionomie franchement accusée et qui exprime une des individualités les plus caractéristiques de l’époque. M. de Fontaine, ce Vendéen sévère et loyal que Louis XVIII s’amuse à séduire, représente admirablement cette portion du parti royaliste qui se résignait à être de son époque en s’étalant au budget. Cette scène apprend toute la Restauration, dont l’auteur donne un croquis à la fois plein de bonhomie, de sens et de malice. Après un malheur dont la vanité est le principe, voici, dans Gloire et Malheur, une mésalliance entre un capricieux artiste et une jeune fille au cœur simple. Dans ces deux scènes, l’enseignement est également moral et sévère. Mademoiselle Émilie de Fontaine et mademoiselle Guillaume sont toutes deux malheureuses pour avoir méconnu l’expérience paternelle, l’une en fuyant une mésalliance aristocratique, l’autre en ignorant les convenances de l’esprit. Ainsi que l’orgueil, la poésie a sa victime aussi. N’est-ce pas quelque chose de touchant et de bien triste à la fois, que ces amours de deux natures si diverses ; de ce peintre qui revient de Rome tout pénétré des angéliques créations de Raphaël, qui croit voir sourire une Madone, au fond d’un magasin de la rue Saint-Denis ; et de cette jeune fille, humble, candide, qui se soumet, frémissante et ravie, à la poésie qu’elle comprend peut-être d’instinct, mais qui doit bientôt l’éblouir et la consumer ? Le refroidissement successif de l’âme du poète, son étonnement, son dépit en reconnaissant qu’il s’est