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plus minutieuse, la grisette, la femme de province, ne trouvent pas la moindre faute dans leurs toilettes. À madame de Langeais, sa gracieuse écharpe qu’elle jettera dans le feu ; à lady Brandon, sa ceinture grise et tout le deuil exprimé dans sa mise ; à madame Guillaume, ses manches et ses barbes ; à Ida Gruget, son châle Ternaux qui ne tient plus qu’aux poignets, et à sa mère ce sac encyclopédique si risible ; à madame Vauquer, son jupon de laine tricotée qui dépasse la robe ; à mademoiselle Michonneau, son abat-jour et son châle d’amadou ; à Sophie Gamard, ses robes de couleurs dévotes ; à madame d’Aiglemont, la délicieuse héroïne du Rendez-Vous, sa jolie robe du matin. Relisez cette œuvre kaléidoscopique, vous n’y trouverez ni deux robes pareilles, ni deux têtes semblables. Quelles études, pour avoir pu exposer en peu de mots l’un des plus ardus problèmes de la chimie moderne dans la Recherche de l’absolu, la nosographie du père Goriot expirant, les difficultés du procès de Chabert, dans la Comtesse à deux maris, et la civilisation progressive d’un village dans le Médecin de campagne ? Enfin, n’a-t-il pas fallu tout savoir du monde, des arts et des sciences, pour avoir entrepris de configurer la société avec ses principes organiques et dissolvants, ses puissances et ses misères, ses différentes morales et ses infamies ? Ce n’était rien que de tout savoir, il fallait exécuter ; ce n’était rien que de penser, il fallait incessamment produire ; et ce n’était rien que de produire, il fallait constamment plaire. Pour faire accepter à notre époque sa figure dans un vaste miroir, il fallait lui donner des espérances. L’écrivain devait donc se montrer consolateur quand le monde était cruel, ne pas mêler de honte à nos rires, et jeter du baume dans notre cœur après avoir excité nos larmes. Enfin il ne fallait jamais renvoyer le spectateur du théâtre sans une pensée heureuse, laisser croire que l’homme était bon après nous l’avoir peint mauvais, et grand lorsqu’il était petit ; placer Juana de Mancini à côté de Diard, dessiner la figure de mademoiselle de Verneuil dans les Chouans, et celle de mademoiselle Michonneau dans le Père Goriot, deux personnages identiques, dont l’un est tout poésie, et l’autre tout réalité ; l’un magnifique et possible, l’autre vrai mais horrible ; il fallait mettre Hulot face à face avec Corentin ; puis le colonel Chabert devant sa femme, Marguerite Claes en présence de son père, Nanon près du père Grandet, la divine Henriette de Lenoncourt auprès de M. de Mortsauf en son joli castel de Clochegourde, dans le Lys dans la vallée ; peindre mademoiselle Cormon (dans la Vieille Fille) aux prises avec M. de Sponde ; puis Eugénie victime de Charles Grandet, et Benassis dans son village. Il fallait enfin découvrir dans l’unité de la vertu quelques ressources littéraires, et ce n’est pas, auprès des esprits supérieurs, un léger mérite que de les avoir trouvées dans les déviations involontaires que lui imprime le sentiment. En effet, si la duchesse de Langeais, madame de Beauséant, madame de Sponde, Eugénie Grandet, madame de Mortsauf, la Fosseuse, madame Firmiani, Nanon, Benassis, Chabert, Gondrin, César et François Birotteau, madame Claes, Juana de Mancini, sont aussi dissemblables que peuvent l’être des créations distinctes, elles sont certes toutes marquées du même sceau, celui du sentiment égarant un moment la vertu. Il fallait donc connaître aussi bien la femme que l’homme, faire voir que l’une n’est jamais fautive que par passion, tandis que l’autre pèche toujours par calcul, et ne se grandit qu’en