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amants en croyant qu’on l’écoute ; le M. Regnault de la Grande Bretèche, ce cousin du petit notaire de Sterne, comme le maître Pierquin de Douai, dans la Recherche de l’absolu ? Comment a-t-il pu se faire parfumeur avec le César Birotteau des Études philosophiques, et vicaire à Saint-Gatien de Tours avec le Birotteau des Études de mœurs, cette sublime victime de Troubert ? Comment a-t-il pu être habitant de Saumur et de Douai, chouan à Fougères et vieille fille à Issoudun ? Certes nul auteur n’a mieux su se faire bourgeois avec les bourgeois, ouvrier avec les ouvriers ; nul n’a mieux lu dans la pensée de Rastignac, ce type du jeune homme sans argent ; n’a mieux su sonder le cœur de la duchesse aimante et hautaine comme dans Ne touchez pas à la hache, et celui de la bourgeoise qui a trouvé le bonheur dans le mariage, madame Jules, l’héroïne de Ferragus, chef des dévorants. Il a non-seulement pénétré les mystères de la vie humble et douce que l’on mène en province, mais il a jeté dans cette peinture monotone assez d’intérêt pour faire accepter les figures qu’il y place. Enfin, il a le secret de toutes les industries, il est homme de science avec le savant, avare avec Grandet, escompteur avec Gobseck, il semble qu’il ait toujours vécu avec les vieux émigrés rentrés, avec le militaire sans pension, avec le négociant de la rue Saint-Denis. Mais ne serait-ce pas une fausse idée que de croire à tant d’expérience chez un aussi jeune homme ? Le temps lui aurait manqué. S’il a pu rencontrer M. de Maulincour, l’officier fashionable de la Restauration, auprès de M. de Montriveau, le militaire de l’Empire, qui lui a révélé Chabert, Hulot, Gondrin, La-Clef-des-Cœurs et Beaupied, deux soldats de Charlet, et Merle, Genestas, M. de Verdun, M. d’Aiglemont, Diard, Montefiore, Goguelat, le narrateur de la vie de Napoléon ; Castanier, dans Melmoth réconcilié, Philippe de Sucy, dans Adieu, ces figures guerrières si diversement originales et qui promettent tant d’exactitude dans la peinture de la vie militaire ? Non, M. de Balzac doit procéder par intuition, cet attribut le plus rare de l’esprit humain. Cependant ne faut-il pas avoir souffert aussi, pour si bien peindre la souffrance ? ne faut-il pas avoir longtemps estimé les forces de la société et les forces de la pensée individuelle, pour en si bien peindre le combat ? Ce dont il faut lui savoir surtout gré, c’est de donner de l’éclat à la vertu, d’atténuer les couleurs du vice, de se faire comprendre de l’homme politique aussi bien que du philosophe en se mettant à la portée des intelligences médiocres, et d’intéresser tout le monde en restant fidèle au vrai. Mais quelle tâche d’être vrai chez la Fosseuse, et vrai chez madame de Langeais ; vrai dans la maison Vauquer, et chez Sophie Gamard ; vrai rue du Tourniquet, chez la pauvre ouvrière en dentelle, et rue Taitbout, chez mademoiselle de Bellefeuille ; vrai rue Saint-Denis, au Chat-qui-pelote, et chez la duchesse de Carigliano ; vrai chez Derville, avoué du comte Chabert, et chez le nourrisseur ; vrai en peignant le ménage d’une fille des rues, aussi bien que dans la chaumière de Galope-chopine, où grandit en un moment Barbette, sa femme, la sublime Bretonne ; vrai sur la place du Carrousel en peignant la dernière parade de l’empereur ; vrai chez les Claes et chez la veuve Gruget ; enfin vrai dans l’hôtel de Beauséant et dans le pavillon où pleure la Femme abandonnée. Mais vrai dans l’intérieur comme dans la physionomie, dans le discours comme dans le costume. La petite maîtresse la plus exigeante, la duchesse la plus moqueuse, la bourgeoise la