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et choisis avec sagacité, groupés avec cet art et cette patience admirables des vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité, d’originalité et de fraîcheur. » Autrefois, tout était en saillie ; aujourd’hui, tout est en creux. L’art a changé. Dans le pays où l’hypocrisie de mœurs est arrivée à son plus haut degré, Walter Scott avait bien deviné cette modification sociale, quand il s’appliquait à peindre les figures si vigoureusement modelées de l’ancien temps. M. de Balzac a trouvé la tâche plus difficile, mais non moins poétique, en peignant le nouveau. Le grand avantage du romancier historique est de trouver des personnages, des costumes et des intérieurs qui séduisent par l’originalité que leur imprimaient les mœurs d’autrefois, où le paysan, le bourgeois, l’artisan, le soldat, le magistrat, l’homme d’Église, le noble et le prince avaient des existences définies et pleines de relief. Mais combien de peines attendraient l’historien d’aujourd’hui, s’il voulait faire ressortir les imperceptibles différences de nos habitations et de nos intérieurs, auxquels la mode, l’égalité des fortunes, le ton de l’époque, tendent à donner la même physionomie, pour aller saisir en quoi les figures et les actions de ces hommes que la société jette tous dans le même moule sont plus ou moins originales. Mais qu’on nous permette cette redite : « À travers les physionomies pâles et effacées de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple de notre époque, M. de Balzac a su choisir ces traits fugitifs, ces nuances délicates, ces finesses imperceptibles aux yeux vulgaires ; il a creusé ces habitudes, anatomisé ces gestes, scruté ces regards, ces inflexions de voix et de visage, qui ne disaient rien ou disaient la même chose à tous ; et sa galerie de portraits s’est déroulée féconde, inépuisable, toujours plus complète. » M. de Balzac n’oublie jamais en effet dans la plus succincte comme dans la plus étendue de ses peintures, ni la physionomie d’un personnage, ni les plis de ses vêtements, ni sa maison, ni même le meuble auquel son héros a plus spécialement communiqué sa pensée. Certes on peut dire de lui qu’il a fait marcher les maximes de la Rochefoucauld, qu’il a donné la vie aux observations de Lavater en les appliquant. Il a su le parti qu’on pouvait tirer du bric-à-brac et des haillons, du langage d’un portier, du geste d’un artisan, de la manière dont un industriel s’appuie contre la porte de son magasin, aussi bien que des moments les plus solennels de la vie, et des plus imperceptibles finesses du cœur. On ne peut pas comprendre comment il a pu connaître la pauvre demeure de la Mère aux enfants où s’introduit le commandant Genestas, en quels lieux il a rencontré Butifer, le pâtre révolté contre les lois dans la campagne, et Vautrin, l’homme qui se joue de la civilisation entière, la pétrit au cœur même de Paris, et la domine au fond du bagne ; en quel temps il a étudié le village et le château, la petite et la grande ville, le peuple, la bourgeoisie et les grands, l’homme et la femme ; car ne lui a-t-il pas fallu tout apprendre, tout voir et ne rien oublier ; savoir toutes les difficultés qu’on éprouve à faire le bien et toutes les facilités que l’on a pour faire le mal ? Mais quand a-t-il habité la petite ville où s’est passée la lutte qu’il a décrite dans son Fragment d’histoire générale ? Comment a-t-il pu être à la fois clerc d’avoué, pour si bien peindre l’étude de Derville, et notaire, pour dessiner les notaires qu’il a mis en scène, tous originaux ; et celui qui s’écoute parler dans la Vendetta, comme celui qui, dans le Doigt de Dieu, trouble le bonheur de deux