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comtesse de l’Empire ou d’hier, comtesse de vieille roche ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Quant à la grande dame, elle est morte avec l’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un delta de nœuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par les portes sans les faire élargir pour leurs paniers. Enfin l’Empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes à queue n’a pas établi pour certaines familles le droit d’aînesse et les majorats par d’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné l’application du Code dont il était si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait des femmes comme il faut, le produit médiat de sa législation. Sa pensée, prise comme un marteau par l’enfant qui sort du collége ainsi que par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l’état social. Aujourd’hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et, fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elle descend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami pantalonné par Blain, habillé par Buisson, gileté, ganté, cravaté par Bodier ou par Perry, monté sur vernis comme le premier duc venu : « Voilà, mon cher, une femme comme il faut. » Les causes de ce désastre, les voici. Un duc quelconque (il s’en rencontrait sous Louis XVIII et sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux) pouvait encore être un grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français, le prince de Talleyrand, vient de mourir. Ce duc a laissé quatre enfants, dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n’a plus que cent mille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maison, avec la plus grande économie. Qui sait même s’ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors, la femme du fils aîné n’est duchesse que de nom : elle n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis dans son commerce ; elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit, et surveille ses filles, qu’elle ne met plus au couvent. Les femmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimables couveuses. Notre époque n’a plus ces belles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles. L’éventail de la grande dame s’est brisé. La femme n’a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à se montrer, l’éventail ne sert plus qu’à s’éventer ; et, quand une chose n’est plus que ce qu’elle est, elle est trop utile pour appartenir au luxe. Tout en France a été complice de la femme comme il faut. L’aristocratie y a consenti par sa retraite au fond de ses terres où elle a été se cacher pour mourir, émigrant à l’intérieur devant les idées, comme à l’étranger