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je voudrais que toutes nos soirées fussent aussi agréables. Mais M. Bianchon et M. Lousteau retourneront à Paris, où vont tous les gens d’esprit… (Ici, le procureur du roi fit un léger salut.) Et personne ne nous fera plus de contes !

— Pour que cela fût amusant, il faudrait convenir de ne point parler religion, dit madame de la Hautoît.

— Madame, répondit Lousteau, je me plaçais pour raisonner dans la situation des païens et des mahométans…

— Monsieur, répliqua vivement madame de la Hautoît en ôtant ses besicles, dans aucune situation un homme bien élevé ne doit mettre en doute les vérités de la religion catholique…

— Madame, chez vous, mes paroles étaient sans danger ; dans tout le département, il n’y a qu’ici où l’on puisse impunément nier la vertu des femmes, et s’entretenir de la position de Joseph relativement aux gentils.

M. Gravier et Émile se mirent à blâmer les séducteurs avec un emportement qui sembla si peu naturel au procureur du roi, qu’il intervint.

— Monsieur, dit-il à Émile, votre sévérité vous place dans une situation bien dure ou bien modeste. Si vous avez des bonnes fortunes, vous vous condamnez ; si vous n’en avez pas, vous faites bon marché de vos prétentions, et l’on ne saurait vous accuser de fatuité.

— Je vous ai donc amené, dit le journaliste en riant, à quelque indulgence pour l’adultère, comme si c’était une question personnelle. Monsieur le procureur du roi, votre dilemme pèche par une énumération incomplète : on peut avoir des bonnes fortunes sans se rendre coupable du délit d’adultère ; car, selon la loi française, ce crime horrible est un délit ; si la critique littéraire en fait un cas pendable, la police correctionnelle en sourit.

Le magistrat regarda les conteurs comme s’il voyait en eux des voleurs à interroger.

— Bon ! fit Émile Lousteau, je saurai le mot de l’énigme.

La vie de château comporte une infinité de mauvaises plaisanteries, parmi lesquelles il en est qui sont d’une horrible perfidie. M. Gravier, qui avait vu tant de choses, proposa, quand chacun s’alla coucher, de mettre les scellés sur la porte de madame de la Baudraye et sur celle du procureur du roi. Les canards accusateurs du poëte Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu que les espions de la vie de château fixent sur l’ouverture d’une porte par deux petites boules de cire aplaties, et placé si bas, qu’il est impossible de se douter de ce piége. Le galant sort-il et ouvre-t-il l’autre porte soupçonnée, la coïncidence des deux cheveux arrachés dit tout. Quand chacun fut censé endormi, le médecin, le journaliste, le receveur des contributions et le jeune adorateur de madame de la Baudraye vinrent pieds nus, en vrais voleurs, condamner mystérieusement les deux portes, et se promirent de venir à cinq heures vérifier l’état de ces scellés. Jugez de leur étonnement et du plaisir de Gatien, lorsque tous quatre, un bougeoir à la main, à peine vêtus, vinrent examiner les cheveux, et trouvèrent celui du procureur du roi, ainsi que celui de madame de la Baudraye dans un satisfaisant état de conservation.

— Est-ce la même cire ? dit M. Gravier.