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ce que la lumière tombât d’aplomb sur madame de la Baudraye, innocemment occupée à garnir de laine le canevas en osier d’une corbeille à papier. Les quatre conspirateurs se groupèrent, les uns debout, les autres assis, autour de ces personnages.

— Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille, madame ? dit le journaliste. Pour quelque loterie de bienfaisance ?

— Non, dit-elle.

— Vous êtes bien indiscret, dit le receveur des contributions.

— Monsieur n’est pas du pays, dit Gatien, il ne connaîtra pas l’heureux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame.

— Il n’y a pas d’heureux mortel, reprit la jeune femme en rougissant, elle est pour M. de la Baudraye.

Le procureur du roi regarda sournoisement madame de la Baudraye et la corbeille comme s’il se fût dit intérieurement : « Voilà ma corbeille à papier perdue ! »

— Comment, madame, et vous ne voulez pas que nous le disions heureux ? heureux d’avoir une jolie femme, heureux de ce qu’elle lui fait d’aussi charmantes choses sur ses corbeilles à papier. Le dessin est rouge et noir, à la Robin des Bois. Si je me marie, je souhaite qu’après huit ans de ménage les corbeilles que brodera ma femme soient pour moi.

— Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous ? dit madame de la Baudraye en levant sur Jules un œil bleu plein d’une angélique pureté.

— Les Parisiens ne croient à rien, dit le procureur du roi d’un ton amer. La vertu des femmes est surtout mise en question avec une effrayante audace. Oui, depuis quelque temps, les livres que vous faites, messieurs les écrivains, vos revues, vos pièces de théâtre, toute votre infâme littérature repose sur l’adultère…

— Eh ! monsieur le procureur du roi, reprit Jules en riant, je vous laissais jouer tranquillement, je ne vous attaquais point, et voilà que vous faites un réquisitoire contre moi. Foi de journaliste, j’ai broché plus de cent articles contre les auteurs de qui vous parlez ; mais j’avoue que, si je les ai réprimandés, c’était pour dire quelque chose qui ressemblât à de la critique. Soyons justes : si vous les condamnez, il faut condamner Homère et son Iliade, laquelle roule sur la belle Hélène ; il faut condamner le Paradis perdu, de Milton ; Ève et le serpent me paraissent un gentil petit adultère symbolique. Il faut supprimer les Psaumes de David, inspirés par les amours de ce Louis XIV hébreu. Il faut jeter au feu Mithridate, le Tartuffe, l’École des Femmes, Phèdre, Andromaque, le Mariage de Figaro, l’Enfer du Dante, les Sonnets de Pétrarque, tout Jean-Jacques Rousseau, les romans du moyen âge, l’histoire de France, l’histoire romaine, etc., etc. Je ne crois pas, hormis l’Histoire des Variations de Bossuet et les Provinciales de Pascal, qu’il y ait beaucoup de livres à lire, si vous voulez en retrancher ceux où il est question de femmes aimées à l’encontre des lois.

— Le beau malheur ! dit le procureur du roi.

Jules, piqué de l’air magistral que prenait M. de Clagny, voulut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent à défendre des opinions auxquelles on ne tient pas, dans le but de rendre furieux un pauvre homme de bonne foi, une véritable plaisanterie de journaliste.