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— Mais les procureurs du roi sont tenus d’être rusés ; leurs fonctions les obligent d’avoir autant de finesse qu’ils ont d’ambition ; il n’en est pas un qui ne croie être du bois dont on fait les gardes des sceaux, dit le journaliste.

— Ne flétrissez pas la belle madame de la Baudraye par de simples suppositions, s’écria le savant élève du premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, qui, malgré ses études, ou peut-être à cause de ses études, avait conservé quelque jeunesse de cœur.

— Monsieur a raison. Comment as-tu découvert leur secret, Gatien ? dit le receveur des contributions directes. Je ne suis pas un béjaune, j’ai vu d’étranges choses dans ma vie, je n’ai pas encore aperçu entre M. de Clagny et madame de la Baudraye le moindre indice d’intimité. Ni amis ni ennemis, ils paraissent si parfaitement indifférents, que…

— Hier, en sortant de table, le mouchoir de madame de la Baudraye est tombé ; il était près d’elle, il ne l’a pas ramassé.

— Le receveur ne te semble-t-il pas au désespoir d’avoir une femme trop laide pour lui permettre de faire l’usure dont il nous parlait ? dit Bianchon à l’oreille de Lousteau.

— Horace, dit à haute voix le journaliste, voyons, savant interprète de la nature humaine, tendons un piège à loup au procureur du roi, nous rendrons service à notre ami Gatien, et nous rirons. Je n’aime pas les procureurs du roi.

— Tu as un juste pressentiment de ta destinée, dit Horace. Mais pourquoi troubler de pauvres gens occupés à être heureux ?

— Messieurs, dit le receveur, je propose de leur raconter, après le dîner, quelques histoires de femmes surprises par leurs maris, et qui soient tuées, assassinées avec des circonstances terrifiantes. Nous verrons la mine que feront madame de la Baudraye et M. de Clagny.

— Pas mal, dit le journaliste. Je connais à Paris un directeur de journal qui, dans le but d’éviter une triste destinée, n’admet que des histoires où les amants sont brûlés, hachés, pilés, disséqués ; où les femmes sont bouillies, frites, cuites ; il apporte alors ces effroyables récits à sa femme en espérant qu’elle lui sera fidèle par peur ; il se contente de ce pis aller, le modeste mari. « Vois-tu, ma mignonne, où conduit la plus petite faute ! » lui dit-il en traduisant le discours d’Arnolphe à Agnès. Effrayons assez madame de la Baudraye pour que, pendant son séjour au Grossou, elle envoie promener mon petit procureur du roi. Ce sera drôle.

— Eh bien, dit le receveur des contributions, moi qui ai vu d’étranges choses dans ma vie… — Oui, messieurs, ajouta-t-il en surprenant un sourire échangé entre le médecin et le journaliste, lorsqu’on a été payeur général dans les armées de Napoléon, qu’on a roulé sa bosse pendant dix ans en Égypte, en Italie, en Allemagne, on a dû observer le monde. Eh bien, selon moi, la frayeur causée par le pressentiment d’un danger rapproche deux amants plutôt qu’elle ne les désunit.

— Mon Dieu ! s’écria Gatien, pourquoi vous ai-je parlé de madame de la Baudraye ! nous la mettons là comme une morte sur un amphithéâtre de dissection.

— Allons, dit le journaliste en interrompant Gatien, après l’avoir accusée, vous voilà chevauchant la morale. Vous me faites de la peine, mon jeune ami. Après avoir entendu l’admirable théorie de M. Gravier, qui nous a déduit les raisons sur