Enfin, un jour j’arrive chez lui, et je le trouve feuilletant de vieux portefeuilles. « Mon bon Ratier, me dit-il en me présentant un cahier de papiers enfumés, c’est pour cette fois que je veux vous enrichir. Voici un manuscrit que je vous donne. Quand je serai mort, vous le vendrez bien, mon cher, car je laisserai un nom. Prenez-le et gardez-le précieusement. Un manuscrit d’un homme célèbre, c’est une fortune. » Tout cela fut dit du plus grand sérieux du monde, et du ton le plus convaincu. Je pris le manuscrit en le remerciant ; mais, je l’avoue, sans partager tout à fait la confiance de l’auteur, et en me disant intérieurement : « que le moindre ducaton ferait mieux mon affaire ». — Néanmoins, ces paroles restaient gravées dans ma mémoire, à cause de leur excentricité, et parce que j’étais persuadé qu’il pensait réellement me faire un beau cadeau. Je lui adressai alors quelques questions sur l’origine de ce manuscrit. Il me raconta que c’était le résultat d’une gageure. Comme il se trouvait à la campagne dans une maison amie, la conversation était venue à tomber sur le plus ou moins de facilité des auteurs. Balzac avança qu’il se faisait fort de composer un roman en un jour. Le pari fut accepté, et le téméraire, enfermé à clef dans un appartement, en tête à tête avec une table, une plume, un encrier et un cahier de papier. Au bout de douze heures, il sortit de sa prison, présentant victorieusement à ses adversaires le manuscrit qu’il me donnait.
Cela parut fort extraordinaire alors, la puissance de la vapeur n’était pas aussi bien connue qu’elle l’est aujourd’hui, et l’on n’avait pas encore vu Alexandre Dumas mener de front cinq ou six romans à la fois, et servir à ses lecteurs de chaque jour une demi-douzaine de feuilletons différents.
Quant à la conclusion du petit roman de Balzac, il me l’a dite en un mot. Au moment où son poëte arrive au premier relais, en proie à toutes les inquiétudes, à toutes les émotions décrites, la portière s’ouvre, le conducteur entre dans la voiture, prend dans ses bras la compagne du poëte… C’est un mannequin, une de ces grandes poupées que les peintres emploient dans leurs ateliers. Un peintre de Metz l’envoyait à un de ses amis dans une ville voisine. Ce mannequin est barbouillé de couleurs, il sent la térébenthine. Ainsi s’expliquent le silence, l’immobilité, les senteurs étranges, le sang et toutes les autres suppositions du poëte. Son imagination a tout bâti sur ce fragile fondement. En quelques heures, il a vécu toute une vie d’espérances, d’illusions et d’angoisses.