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Malgré moi, je me pris à observer ; quelques incidents futiles me maintinrent dans mon idée. Enfin, une circonstance plus grave m’a prouvé, un de ces derniers soirs, que je n’avais point porté un jugement téméraire.

Comme je me présentais dans le salon, à une heure où il ne s’y trouvait presque plus personne, je vis la bru sortir sans m’avoir remarqué. Elle regardait sa belle-mère. Quel regard ! quelque chose comme un coup de stylet. La belle-mère était occupée à éteindre les bougies de la table de whist. Elle se retourna du côté de sa belle-fille ; leurs yeux se rencontrèrent, et le plus gracieux sourire se dessina en même temps sur leurs lèvres. La porte s’étant refermée sur la bru, l’expression du visage de l’autre femme se changea subitement en une amère contraction.

Tout cela prit, vous le pensez bien, le temps d’un éclair, mais ce temps m’avait suffi. Je me dis : Voilà deux créatures qui s’exècrent ! Que venait-il de se passer ? Je n’en sais rien, jamais je ne voudrai le savoir ; mais, partant de là, un drame tout entier se déroula dans mon esprit.

— Et, pour la première représentation, vous offrirez une belle loge à ces dames, afin qu’elles profitent de la leçon que la pièce contiendra sans doute à leur intention ?

— Assurément, j’offrirai la loge dont vous parlez, et, puisque vous en faites la remarque, cela vous oblige dès à présent, à m’en réserver une de plus ; mais je ne songe nullement à donner des leçons à qui que ce soit. Bien présomptueux serait le romancier ou l’auteur dramatique qui écrirait pour donner des leçons ! Il influence ses lecteurs ou spectateurs sans but défini à l’avance ; à son tour, il subit l’action de son temps, sans se rendre compte du comment ni du pourquoi ; instinct et hasard !…

Pour en revenir à ces dames, elles jouent la comédie de la tendresse, cela est, pour moi, hors de doute ; mais les choses peuvent en rester là, entre elles sans aboutir fatalement à un drame quelque peu foncé. Elles m’ont fourni, je le répète, un simple point de départ. Mes déductions féroces sont le fruit de mon imagination, et n’auront jamais — je me plais à le croire — rien de commun avec les réalités de leur existence. Dans tous les cas, si leur désunion contenait, ce qu’à Dieu ne plaise, les germes quelconques d’un dénoûment violent, il serait très-possible, en effet, que ma pièce les arrêtât net sur cette pente.

— Faites donc, maître, et tout sera pour le mieux.

Quelques mois s’écoulèrent. Le voyage en Russie eut lieu ; puis vint l’heure du retour. J’en fus instruit des premiers, et je courus chez M. de Balzac, à son hôtel de l’avenue Fortunée.

Je frappai à la dernière porte à droite en venant des Champs-Élysées. L’entrée n’avait rien de monumental : elle était munie d’une petite fenêtre grillée qui s’ouvrit au bout d’un moment ; un domestique en veste rouge me fit décliner mes noms et qualités ; il disparut, et, bientôt après, je fus introduit dans un jardinet dont les allées étroites étaient macadamisées jusqu’à la maison. Là, j’entrai dans un salon un peu bas. Ma vue fut immédiatement attirée par un magnifique buste en marbre, dû à David d’Angers, et représentant le maître du logis.