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encore, quand il s’agit de ce riche et grandiose pays, aux enluminures représentant le passage de la Bérésina, et la mort de Poniatowski avec son grand diable de cheval qui a l’air de vouloir avaler des glaçons.

S’animant à mesure qu’il parlait :

— Et les habitants ? Des cœurs d’or ! bien préférables à nous. Quant à leurs paysans, il n’y a plus que parmi eux qu’il existe des ténors. Nos campagnards, à nous, ont tous des voix de Prudhommes enrhumés… Et la haute société russe ! adorable ! au surplus, c’est là que j’ai choisi et obtenu ma femme !…

Balzac me laissa enthousiasmé de lui et bâtissant des montagnes d’espérances en raison du succès inévitable de Pierre et Catherine.

Lorsque je le revis, tout était changé.

Il avait renoncé momentanément à la pièce russe. Il s’engageait à nous la donner plus tard ; mais il avait réfléchi. C’était une entreprise colossale, pour laquelle il ne fallait rien négliger. Or, il lui manquait une foule de détails indispensables sur certaines cérémonies, sur certains usages, qu’il se proposait d’étudier sur les lieux mêmes, attendu que, durant l’hiver suivant, il devait faire un voyage à Saint-Pétersbourg et à Moscou… Bref, il me priait de ne pas insister, offrant de livrer au printemps une pièce en remplacement de celle qu’il ajournait.

Malgré mon désappointement, je dus souscrire aux désirs de M. de Balzac, et, en désespoir de cause, je le priai de me dire, si cela était possible, quelques mots du sujet nouveau qu’il nous destinait.

— Ce sera une chose atroce, reprit Balzac avec le contentement d’un homme à qui on a cédé.

— Comment, atroce ?

— Entendons-nous, il ne s’agit pas d’un gros mélodrame où le traître brûle les maisons et perfore à outrance les habitants. Non ; je rêve une comédie de salon où tout est calme, tranquille, aimable. Les hommes jouent placidement au whist, à la clarté de bougies surmontées de leurs petits abat-jour verts. Les femmes causent et rient en travaillant à des ouvrages de broderie. On prend un thé patriarcal. En un mot, tout annonce la règle et l’harmonie. Eh bien, là-dessous les passions s’agitent, le drame marche et couve jusqu’à ce qu’il éclate comme la flamme d’un incendie. Voilà ce que je veux.

— Vous êtes dans votre élément, maître. Alors votre donnée est trouvée ?

— Complètement. C’est le hasard, notre collaborateur habituel, qui me l’a fournie. Je connais une famille — je ne la nommerai pas — composée d’un mari, d’une fille que le mari a eue d’une première union, et d’une belle-mère, jeune encore et sans enfant. Les deux femmes s’adorent. Les soins empressés de l’une, la tendresse mignonne et caressante de l’autre, font l’admiration de l’entourage.

Moi aussi, j’ai trouvé cela charmant… d’abord. — Ensuite, je me suis étonné, non point qu’une belle-mère et sa bru fussent bien ensemble, — cela n’est pas précisément contre nature, — mais qu’elles fussent trop bien. L’excès gâte tout.