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Une de nos sympathies, la principale peut-être, c’est que nous n’étions d’accord sur rien, et que nous soutenions avec un égal entêtement des opinions diamétralement opposées. Aussi nos disputes n’avaient point de terme et la soirée finissait toujours trop tôt ; car nous nous séparions emportant de part et d’autre d’excellents arguments que nous n’avions pas eu le temps d’utiliser. Du reste, nos relations se bornaient à peu près à ces réunions hebdomadaires : hors de là, il nous arrivait rarement de nous rencontrer. Mais le jour qui ramenait nos causeries périodiques était attendu avec impatience, du moins par moi.

Un dimanche Balzac ne parut point et je dus passer quatre mortelles heures à faire semblant de regarder une partie de whist. Le dimanche suivant, même désertion. Je n’y tenais plus, j’allai chez lui. On me dit qu’il était absent depuis quinze jours et que ses parents eux-mêmes ne savaient pas où il était allé. Il y avait là un mystère dont je ne possédais pas la clef. Après m’être fatigué vainement à combiner des hypothèses plus ou moins invraisemblables, je pris le parti de n’y plus penser. Six semaines après, par un beau soir d’été, je flânais sur le boulevard du Temple, lorsque je sentis une main qui se posait sur mon épaule. Je me retournai et je reconnus Balzac, ou plutôt je ne le reconnus pas d’abord, tant il était changé. Sa figure, ordinairement très-colorée, était pâle et défaite ; ses yeux creux, sa barbe longue, ses vêtements en désordre. Il avait l’air de sortir de l’hôpital ou d’un mélodrame de la Gaieté. Sans me laisser le temps de lui adresser une parole, il m’entraîna hors de la foule, puis il me dit d’un ton grave : « Mon existence actuelle est un mystère pour tout le monde, même pour ma famille. Mais pour vous je n’ai point de secrets ; vous connaîtrez le lieu de ma retraite. Venez me voir demain à midi, et tout vous sera révélé. » Là-dessus il me quitta en me laissant son adresse qui était dans une petite rue du quartier Saint-Antoine. M. Baschet m’a rappelé que c’était la rue Lesdiguières.

Arrivé au numéro indiqué dans cette rue solitaire et qui n’est guère habitée que par de pauvres ouvriers, je me crus d’abord dupe d’une mystification. Cependant je me hasardai résolument dans un escalier raide et noir, et je frappai en vain à plusieurs portes ; les habitants étaient à leur travail journalier. Une bonne femme à qui je demandai M. de Balzac, crut que je me moquais d’elle ; une autre me regarda de travers et me prit pour un agent de police. Enfin je montai jusqu’au dernier étage, sous les tuiles, et là, en désespoir de cause, je poussai du pied une dernière porte fermée de quelques planches mal jointes ; une voix d’homme se fit entendre. C’était celle de M. de Balzac.

J’entrai dans une étroite mansarde, meublée d’une chaise dépaillée, d’une table boiteuse et d’un mauvais grabat qu’entouraient à demi deux sales rideaux. Sur la table on voyait un encrier, un gros cahier de papier couvert de griffonnages, une cruche de limonade, un verre et un reste de pain. Il faisait dans ce bouge une chaleur étouffante, et on respirait un air méphitique à donner le choléra, si le choléra eût alors été inventé.

Balzac était couché dans le lit et coiffé d’un bonnet de coton d’une couleur problématique : « Vous voyez, me dit-il, la demeure que je n’ai quittée depuis deux mois qu’une seule fois, le soir où vous m’avez rencontré. Pendant tout ce