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devant les yeux. Le pauvre homme languit dans un état voisin de la détresse ; il n’a d’autres ressources que les cinquante francs par mois qu’il touche de son théâtre et quelques leçons de piano, à soixante-quinze centimes le cachet. On ne sait comment s’y prendre pour lui venir en aide ; et, pour ma part, je ne vis jamais de misère si orgueilleuse, ni de haillons plus fièrement portés.

— Ne pourriez-vous, dis-je à M. de Rastignac, m’exhiber M. Maxime de Trailles ?

— De Trailles n’habite plus Paris. Quand le diable prend du ventre, il se fait ermite. Ce condottiere retraité est marié, père de famille, réside en province, prononce des discours dans les comices agricoles, améliore les races ovine, bovine et chevaline, administre sa commune et représente un canton au conseil général de son département. — Feu Maxime de Trailles, comme il se plaît à signer les lettres qu’il nous écrit de loin en loin.

— Et des Lupeaulx ?

— Des Lupeaulx est préfet de première classe. En revanche, voici dans une loge le comte Félix de Vandenesse avec la comtesse Nathalie de Manerville ; un peu plus bas, les Grandville et les Grandlieu ; puis le duc de Rhétoré, Laginski, d’Esgrignon, Montriveau, Rochefide et d’Ajuda-Pinto, sans oublier les Chiffreville, de l’ancienne maison Protez et Chiffreville, qui a fait une colossale fortune dans la fabrication des produits chimiques. Hélas ! pourquoi faut-il que notre pauvre Camille Maupin n’assiste pas à cette solennité !

— Vous parlez de mademoiselle Des Touches ?

— Oui.

— Elle est toujours en religion ?

— Elle est morte il y a deux ans, en véritable odeur de sainteté, dans un couvent près de Nantes. C’est là qu’elle se retira, vous ne l’ignorez pas, après avoir marié Calyste du Guénic à Sabine de Grandlieu. Quelle femme ! Dieu n’en fait plus comme celle-là, et il a bien raison : c’est trop humiliant pour les hommes !

Les dernières paroles de M. de Rastignac furent couvertes par le bruit des trois coups traditionnels que le régisseur frappa sur la scène.

— Faisons silence, me dit-il ; on va commencer Mercadet ; je reprendrai mon bavardage après le premier acte, si je ne vous ennuie pas cependant.

— Ah ! monsieur ! m’écriai-je, ah ! mon…

Je n’eus pas le loisir de terminer ma phrase ; une main amie mais vigoureuse, pesa fortement sur mon épaule ; je me réveillai en sursaut.

— Comment ! tu viens au Gymnase lorsqu’on joue Mercadet, et c’est pour y dormir !… me dit une voix bien connue.

— Moi ? je dors ?

— Tu ne dors pas ; mais tu dormais.

Je me retournai brusquement.

Mon voisin était un monsieur à la figure béate, en lunettes bleues, qui dépeçait une orange avec la plus ridicule solennité.

Aux avant-scènes, aux loges, aux stalles d’orchestre, partout où j’avais cru