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la couleur, au style, à l’agencement, aux caractères, et voyons comment M. de Balzac a fait usage de ces divers instruments, si difficiles à manier.

En commençant n’importe quel roman du fécond écrivain, il faut aussitôt reconnaître une habileté de mise en scène vraiment extraordinaire. Avec les plus petits moyens il s’empare de son lecteur, et ne le lâche qu’au bout de la course. On lit un roman de M. de Balzac, avec ce genre d’intérêt que l’on prend à regarder passer l’émeute dans la rue, à entendre le réquisitoire d’un procureur du roi dans une affaire capitale. Il saisit merveilleusement le côté dramatique de chaque chose ; à ses yeux, le drame est partout, au comptoir, dans l’échoppe, au palais, à la chambre, partout enfin. Pour lui, la forme et la formalité ne cachent point le fond. Elles lui servent, au contraire, à étaler une érudition de hasard en toutes matières, couleur locale dont s’étonne l’homme inhabile aux petites ruses du métier littéraire. Ce moyen, qu’il pousse souvent jusqu’à la puérilité, lui réussit, et flatte les spécialités. Aussi en use-t-il et en abuse-t-il.

Ce moyen, sans cesse employé, remplit un autre but dans les œuvres de M. de Balzac : il cache la pauvreté de l’intrigue. Nous ne lui ferons pas un crime d’ailleurs de cette sobriété d’événements, il faut peu de faits pour intéresser ; tout gît dans l’art de les grouper. En bonne littérature, l’étude sérieuse des caractères, des passions et des objets matériels, l’emporte sur le fracas des événements ; c’est pourquoi, contrairement à l’opinion générale (en dehors des lettrés), nous pensons que M. de Balzac est en progrès dans ses derniers romans : les Paysans, les Comédiens sans le savoir, une Instruction criminelle, la Femme de soixante ans. L’artiste s’est plus complètement affranchi des nécessités mélodramatiques qui font les succès populaires ; on doit donc lui savoir gré de cet effort sinon vers le Beau, du moins vers le Vrai ; — j’emploie ce mot à dessein, et je vais en donner l’explication.

La Vérité est une comme le Beau est un ; cependant le plus grand nombre des réalistes se font une vérité à eux. De même que certains peintres voient la nature rouge, tandis que d’autres la voient verte, le réel a aussi pour les regards illusionnés une grande variété de couleurs. Le Vrai décrit une ligne courbe qui pourrait commencer à Pascal et finir à Hoffmann. D’où je conclus que les vrais voyants sont rares. — Chez M. de Balzac, la réalité occupe une grande place au point de vue matériel ; il décrit un intérieur avec autant d’exactitude que le daguerréotype ; s’il passe au costume, la réalité devient si belle qu’elle en florit… et pourtant je vois déjà se glisser le fantastique dans ce nœud d’une cravate ou ces plis d’un frac. Qu’il arrive au caractère, et alors adieu le vrai pur, la fantaisie à tous crins chevauche à bride abattue. Nous avons signalé une contradiction chez M. de Balzac au point de vue moral, en voici une dans la pratique, au point de vue du vrai. Je vais le prouver.

À l’opposé des grands maîtres qui tous ont pris leurs types (j’excepte naturellement les poëtes épiques) à la généralité, M. de Balzac procède par l’exception. Voilà où il cesse d’appartenir à cette école réaliste, qu’illustre de nos jours un écrivain beaucoup moins fécond et moins haut placé sur l’échelle littéraire, M. Mérimée. Dans tous les romans de M. de Balzac, le héros et plusieurs com-