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allée chercher quelqu’un dans la lande ? » — À quoi bon continuer ? Vous voyez suffisamment où l’art a conduit l’artiste. Le pis, c’est que cette chute est presque un trait de génie. Elle est dans la nature. Décolletez la nature, soit. La belle dame ne saurait y perdre, si vous vous tenez dans une juste mesure, mais souvenez-vous que l’amant le plus épris doit respecter certains langes. — Ô Rabelais ! vieux railleur, toi dont la philosophie finit par le mot trincq ! ne serais-tu pas pour quelque chose dans le dénoûment où une femme vertueuse meurt comme une ménade en criant : « Amour ! »

Pour en finir avec ce point de vue, que me reprocheront sans doute les partisans de l’art pour l’art, je dirai quelques mots de ce vif enthousiasme dont la jeunesse littéraire s’est enflammée pour M. de Balzac. Après mûres réflexions, je me vois forcé de le déclarer, hélas ! c’est plutôt à ses défauts qu’à ses qualités que le romancier doit la majorité de ses fanatiques littéraires. Il les doit surtout à cet étrange talent qui le pousse à doter les mauvaises natures des dons les plus brillants, et à les entourer d’une auréole d’intérêt.

Leur audace, l’esprit de leurs vices, leur raillerie à la don Juan, le succès qui préside à leurs entreprises, les alternatives du luxe et de la misère, je ne sais quel cynisme répandu sur l’ensemble de ces êtres fantastiques, séduisent cette bonne jeunesse toujours plus forfantine de vices que de vertus. Plus on est naïf, plus on aime à paraître scélérat. On se plaît tant à se draper en grand homme inconnu ? Que de fois, d’inoffensifs jeunes gens, dans l’intimité du coin du feu, ne vous ont-ils pas dit, avec un épanouissement intérieur : — « Je crois, Dieu me pardonne, que Balzac m’a deviné en créant ce gueux de Lousteau ! » — Et l’on se fait gloire, en pleurant de saintes larmes sur soi-même, de ressembler à Lousteau, ce singe de Lousteau ! comme le désigne lui-même M. de Balzac. Un autre, honnête garçon, aussi probe citoyen que mauvais rimeur, se chatouillera l’épiderme en se comparant à Lucien de Rubempré, un poëte faussaire. Tel autre se croira un Rastignac au petit pied, Rastignac ! un homme d’État en herbe, vivant aux dépens de ses maîtresses. — Eh bien, je le dis avec sincérité, cela m’afflige ; c’est, de par maître Rabelais lui-même, pousser la raillerie trop loin !

Je profite de cette circonstance pour manifester, une sérieuse opinion sur l’art, — et je comprends, dans ce mot, la poésie et le roman, — toute œuvre d’art doit, dis-je, tendre vers un but : le Beau. Mais le Beau ainsi que l’entendaient les Grecs, c’est-à-dire le Beau contenant l’âme du Bien. De là au sens moral, il n’y a pas loin. On pourrait victorieusement prouver que, dans toute œuvre parfaite, le beau, le sens moral et la logique sont toujours d’accord avec les règles de l’art, et concourent à sa perfection. Plus d’un sculpteur, plus d’un peintre, plus d’un poëte ou d’un romancier catholiques romains, gagneraient à méditer la haute théorie du païen Platon[1].

Nous ne pousserons pas plus loin nos observations en ce sens. Arrivons maintenant à tout ce qui, dans l’art, n’est point l’âme, c’est-à-dire au procédé, à

  1. Lisez les paroles de Socrate dans le Banquet de Platon.