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l’actionnaire dans la perfection ; on peut l’avouer pour ami. Voyez-vous ce gentleman si galamment ganté, il tue un homme avec autant de sang-froid qu’il avale une huître au Rocher de Cancale ; ôtons-lui notre chapeau !

Je n’en ai pas encore fini avec la morale. Vous allez voir où l’art conduit parfois l’écrivain. — Un jour, M. de Balzac ayant relu Paul et Virginie, s’immergea si profondément dans les ondes transparentes du génie de Bernardin, qu’il en sortit dépouillé de sa crasse parisienne et pur comme une jeune vierge fraîchement baptisée. Il quitta la boue des trottoirs, but à pleins poumons de la rosée et du soleil, choisit en Touraine un paysage aux lignes placides, et écrivit un de ses plus délicieux romans, le Lys dans la vallée.

L’histoire est fort simple : une madame de Mortsauf, mariée à un de ces hommes qui ont mille fois tort d’être maris, aime éperdument son jeune voisin de campagne. Le Paul de madame de Mortsauf est parfois pressant, tout conspire contre le cœur de la pauvre femme : l’indifférence du mari, les sollicitations de l’amant, les effluves embaumées d’une riche campagne, le soleil, et cet autre astre plus radieux encore : le soleil de la jeunesse et de l’amour. — Elle résiste. Les surprises du cœur et des sens, les flèches perfides du hasard s’émoussent contre une vertu plus dure qu’un bouclier de diamant. Cette lutte, véritablement pleine de charme, de grâce et d’intérêt, dure environ deux volumes. À la fin la pauvre femme tombe malade, — une de ces maladies étranges qui donnent à M. de Balzac l’occasion de montrer l’universalité de ses connaissances. — Ce mal terrible siége au pylore, orifice inférieur qui, si l’on s’en rapporte à l’étymologie grecque, garde la porte de l’estomac. Il la garde si bien, que madame de Mortsauf ne peut prendre la plus légère quantité d’aliments. Elle succombe lentement aux tortures de la faim.

Ici, je m’arrête ému et plein d’admiration. Dans les détails de cette lente agonie, M. de Balzac a déployé une si profonde sensibilité, que chaque ligne fait jaillir sa larme. Je suis heureux de joindre mon témoignage d’admiration à l’admiration publique. Cent pages éloquentes se succèdent sans fatigue ! Je reconnais le génie et je le salue plein de respect et de sympathie !

J’ai applaudi avec la foule, je rentre maintenant dans les coulisses.

Autour de la victime expirante viennent se ranger les princes de la science. Leur art est impuissant. Alors arrive l’Église avec ses austères consolations. Rongée par les morsures de la faim, la pauvre femme trouve encore un regard doux et résigné pour chacun de ceux qui l’entourent, un sourire pour celui qu’elle aime. La mort approche, les parents, les serviteurs et les prêtres s’assemblent. Le chœur des Sanglots et des Regrets gémit comme une sourde musique. La sainte va monter au ciel enveloppée dans les langes de sa vertu. Elle touche au port éternel. Les cieux vont s’entr’ouvrir. Que fait en ce moment suprême cette sublime martyre ? Elle ment à toute une vie de sacrifices, de devoirs et de vertu. Elle serre violemment son amant dans ses bras et s’écrie : « Vous ne m’échapperez plus ! » Elle a soif de lui, et de sa vie passée, voilà ce qu’elle pense. — « Oui, vivre ! dit-elle…, vivre de réalités et non de mensonges ! tout a été mensonge dans ma vie ; je les ai comptés depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pas vécu, moi qui ne suis jamais