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carnation peu flatteuse à l’œil des cadavres des naufragés de la Méduse, et le manque de grâce des poses qu’ils avaient prises pour mourir.

M. de Balzac a vu la société moderne telle qu’elle est, égoïste, blasée, incrédule, et il la peint telle qu’il l’a vue. La fermeté de son pinceau égale la profondeur de son coup d’œil. On a reproché à ses ouvrages de laisser dans l’âme une impression de tristesse et de découragement, et de flétrir l’une après l’autre toutes les illusions qui enchantent la vie. Singulier reproche ! et depuis quand le médecin qui décrit les symptômes d’une maladie est-il responsable des souffrances du malade ? Si la vie entière n’est qu’une de ces longues et ironiques déceptions dont Sarrasine nous offre une image si frappante et si pittoresque, pourquoi ne pas le dire ? Quelle est cette pruderie qui demande grâce pour des illusions qu’elle n’a plus ? M. de Balzac ne fait qu’exprimer ce que tout le monde éprouve, mais il l’exprime avec une chaleur de coloris et une force de talent qui mettent en relief ce qui n’était parfois qu’un sentiment indistinct dans l’esprit de ses lecteurs ; d’une idée il fait un drame ; tant pis pour vous si un de vos vices, une de vos misères y surgissent tout à coup devant vous évoquée et incarnée par cette imagination puissante. Dans chacun de ces contes philosophiques se déroule sans pitié une page vivante du cœur de l’homme ; l’orgueil de famille poussé jusqu’au parricide dans el Verdugo, admirable tragédie dont la scène ne pouvait se passer qu’en Espagne ; la cupidité étouffant l’amour filial dans l’Élixir de longue vie, où nous trouvons un don Juan neuf et original, même après Molière, Mozart et Byron ; la lutte de l’amour et de l’ambition, du cœur et de la tête, où, comme presque toujours, la tête l’emporte, dans le Chef-d’œuvre inconnu, scènes gracieuses de la vie d’artiste ; le patriotisme dans l’exil, tableau de circonstance, si l’on songe à la Pologne, dans les Proscrits, drame où le pinceau de l’auteur s’est trempé d’une couleur dantesque, pour esquisser la grande figure de Dante ; la société tout entière dans la Comédie du diable, immense pandœmonium où chacun a sa part de critique mordante et spirituelle.

Parmi tous les éloges auxquels a droit M. de Balzac, nous en offrons un à cette vigoureuse impartialité qui, peu soucieuse des suffrages de coterie ou de parti, frappe indistinctement, partout où elle trouve un vice ou un ridicule. Il paraît avoir choisi pour devise littéraire cet ancien cri d’armes des empereurs d’Allemagne : À dextre et à senestre ! Nous le félicitons sincèrement sur cette position élevée et indépendante où il a eu le rare courage de se placer, dans un temps où la littérature presque entière s’agenouille devant les préjugés du parterre, et se fait flatteuse du peuple, de flatteuse des rois qu’elle était, sans penser que les carrefours ont plus de boue encore que les salons de cour. Des œuvres de cet ordre n’ont rien de commun avec cette littérature de comptoir et d’estaminet, délices des cœurs sensibles qui fréquentent en hiver les bals du Prado et en été les frais ombrages de Romainvilie. Le talent de M. de Balzac est aussi aristocratique que nerveux, et jamais la philosophie froide et railleuse, fille de Rabelais, et qui aime à dépouiller de leurs haillons les misères de la vie pour les guérir, ne s’est revêtue elle-même plus élégante et de meilleur goût. B. D.